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28 février 2013 4 28 /02 /février /2013 22:48

Esquisse d’un commentaire sur « Le Triple du Plaisir » et « Clartés de tout »

Extrait du journal de Claude Lizt, 2011

La grande affaire de Jean-Claude Milner, JCM dans la suite, c’est la modernité. Qu’est-ce qui la différencie du monde antique, celui des grecs ? D’où son long dialogue avec Koyré, à propos de la coupure que représente la science galiléenne et a propos de ce qu’est la science galiléenne. On sait, sans doute, que JCM s’est constamment éloigné de Koyré en affirmant que ce qui caractérise la science galiléenne n’est pas tant la mathématisation que tout simplement, la « littéralisation », la mise en lettre et les rapports de structure entre les lettres, dont la mathématisation n’est qu’une modalité.

C’est ce qui oriente le court essai : « Le triple du plaisir ». JCM, en bon structuraliste et linguiste, s’interroge sur les relations qui existent entre trois mots, en français : « plaisir, amour, coït. ». Dans la relation entre ces trois signifiants, existe une coupure entre le monde antique et le monde moderne.

Le monde antique se caractérise évidement, tout d’abord, par le fait que les mêmes mots n’y ont pas le même sens puisqu’un mot comme « amour », se divise, en grec, en trois : éros, philia, agapé.

Dans le monde antique, la conjonction de « plaisir, amour et coït » est impossible. Mais tous les nouages deux à deux ne sont pas possibles non plus.

Ainsi pour les anciens, le plaisir est une incorporation. Il s’agit donc, fondamentalement, du plaisir de manger. Cela va-t-il jusqu’au plaisir de la dévoration ? C’est une question que le JCM ne fait qu’effleurer dans une note de bas de page de manière particulièrement énigmatique. Il qualifie en effet de ridicule, une remarque de Kant qui place la dévoration à l’horizon du plaisir sexuel. Rien n’est moins ridicule évidement, que cette question.

Le monde moderne a selon JCM une toute une autre conception du plaisir. Le plaisir est non pas l’incorporation d’un autre corps, mais « l’usage »  des corps. Et ceci accompagnerait les deux autres grandes ruptures de la modernité que sont d’une part la science Galiléenne et l’apparition du capitalisme, donc de la marchandise et de la valeur d’échange des valeurs d’usage, et d’autre part la découverte de l’inconscient. Ainsi le corps de l’autre est devenu « marchandise » et « fétiche » et c’est de son usage que vient le plaisir.

Une chose est sûre, JCM pose que le nouage des trois amour, plaisir, coït, dans leurs signifiants français, n’est pas plus possible qu’il ne l’était chez les grecs.

Les questions  de CL peuvent se résumer ainsi :

Incorporation et usage pour intromission ne sont-ils pas la même chose, avec pour horizon la dévoration ? Par exemple, ce rêve du jeune adolescent ou manger et baiser une belle femme c’est la même chose, baiser c’est la plus jouissive façon de manger, sans compter toutes les histoires d’ogres pour enfant….

Le nouage est possible (le prochain livre de CL tente de l’établir) et c’est même cela qui caractérise sinon la modernité, au moins une étape importante de la modernité et en particulier, une étape capitale du rapport entre les hommes et les femmes, dans son histoire anthropologique longue.

Ce nouage fait précisément du corps de l’autre, la seule chose susceptible d’échapper à la marchandisation universelle, et puisqu’il existe, sinon un rapport sexuel, du moins un rapport des plaisirs, nous échappons aussi au fétichisme. Pure illusion entend-on maugréer le freudien….

Voyons cela plus en détail

 

Premier commentaire : Clartés de tout (chapitre sur le plaisir), Verdier

Bien qu’il se place lui-même volontiers du côté des antiphilosophes, puisque son axiome est que l’ensemble des savoirs, et parmi eux naturellement la philosophie, est à réécrire entièrement après Freud et Lacan, dans cet essai qui résume de façon en effet très claire, « la clarté est mon symptôme » avait répondu JCM à Lacan lorsque celui-ci le félicita, de manière naturellement ambigüe sinon ironique, de la clarté de son exposé.

Néanmoins, dans ce texte JCM se comporte en philosophe, en particulier dans son développement sur le plaisir, l’amour, et le coït, qui donne « clarté de son livre » sur la question : « Le triple du plaisir ».

Il est philosophe en ceci qu’il laisse entièrement de côté la question de la différence sexuelle. Il parle de l’amour, du plaisir et du coït, comme si c’était exactement la même chose pour le sujet homme et le sujet femme.

Seules quelques allusions sont faites que l’on peut interpréter ainsi : JCM en est parfaitement conscient, mais il ne veut pas, au moins pour le moment, s’aventurer dans cette question.

Cependant JCM laisse parfois entendre que le point de vue qu’il expose est un point de vue strictement masculin, mais que le point de vue féminin pourrait être très différent, mystérieux, volontiers inconnaissable. Or inconnaissable est impossible pour JCM.

Nous avons déjà vu avec Badiou ( voir sur ce blog) cette incapacité à traiter philosophiquement de la sexuation, sans construire des systèmes sans aucun rapport avec l’expérience de la jouissance sexuelle, c'est-à-dire les systèmes qui n’expliquent en rien la sexuation des jouissances et de l’amour.

Second commentaire.

Il est une question sur laquelle à mon avis, JCM se moque du lecteur, ou plus exactement lui pose une énigme. Il y a, dit-il, une rupture totale entre les anciens et les modernes sur la question du plaisir. La question de la rupture entre monde antique et modernité est la question de recherche centrale de Milner qui choisit, en structuraliste, de l’aborder non en généalogie, comme Foucault, mais dans une logique diachronique : qu’est ce qui « fait système » dans chacun des mondes, dirais je simplement. Pour les anciens, le plaisir est incorporation. Pour les modernes il est usage (du corps de l’autre). La césure entre les deux a été opérée par le capitalisme, et son processus de marchandisation.

Mais JCM glisse à deux reprises et le fait que Kant (un moderne), parle du plaisir comme ayant à son horizon la dévoration. JCM taxe de ridicule cette remarque du grand philosophe que l’on dit vierge. Or n’a-t-on pas chez Freud la théorie des pulsions, qui rattache explicitement la pulsion sexuelle à la pulsion anthropophage dévoration, en passant par l’auto-dévoration ?

Milner ne peut pas l’ignorer. De quoi s’agit-il donc là ?

Voilà pour son information la description d’un sujet contemporain : corps et identité sexuelle de femme :

Elle- Que dire des rythmes et de la propagation, du déploiement des phrasés mélodiques des plaisirs ?

Il y a pour la femme un plaisir particulier à ressentir avec précision l’avancée en elle du sexe de l’homme : le va-et-vient de la pénétration est en soi un plaisir. Il la prend ! Et fomenteur de plaisir : la buttée au fond de son corps lance une onde forte de sensations. Intervient là le rythme de ce va-et-vient, qui doit s’ajuster à la longueur de l’onde : l’onde de plaisir doit s’être déployée complètement pour que le coup de butoir suivant soit accueilli avec le même plaisir. Si le rythme est idéal compte tenu des ondes ressenties, alors le plaisir d’ensemble va croissant. Seule la femme est en mesure de donner à son amant des signes quant au rythme désiré. Non seulement le va-et-vient complet a la vertu de ralentir ce rythme, laissant davantage de possibilités aux sensations de se déployer complètement et de laisser retentir tous leurs échos, mais de plus le renouvellement du ressenti de la prise constitue en lui-même un plaisir, comme si la femme ne se lassait pas de cet événement.

Pourrait-on dire du plaisir qu’il tient aussi quelque peu de celui que l’on ressent au cours d’un repas dont les mets apporteraient une profonde satisfaction de la faim -de la satiété- tout en répondant aux plus subtiles exigences du goût. Mais ce serait une satiété que l’on souhaiterait ressentir à l’infini, une satiété sans fin… Il y a là non seulement du délice, cela fait tout simplement du bien. Cette sensation de bien-être n’est parfois parfaitement accessible qu’au terme de quelques temps, pas immédiate. Faire l’amour exige de disposer de temps.

Que dire de la nature vibratoire des sensations ? Spontanément il a été question d’ondes, de phrasés musicaux, vocaux : le chant du corps. Rien n’accompagne, n’exprime en effet mieux ces sensations que les soupirs appuyés, de douces plaintes, de lents gémissements, tout le contraire des cris et autres démonstrations sonores des mises en scènes factices. Le corps vibre silencieusement.

Troisième remarque.

Elle porte sur l’opération de scission opérée par la marchandisation capitaliste.

Tout d’abord, JCM relève la question soulevée par l’évolution du mouvement gay aux Etats-Unis et tout particulièrement à San Francisco. C’est de là qu’est partie la révolte politique pour la reconnaissance des droits des homosexuels. Et en fin de compte, très peu de temps après, cela se termine par des marchés d’esclaves sexuels ou l’esclavage, même s’il est naturellement au départ librement consenti va jusqu’à tolérer des pratiques sadomasochistes extrêmes. On a même parlé de mises à mort. C’est pour JCM une énigme puisque selon lui, la marchandisation du monde n’a été possible que par l’exception au système de marchandisation du corps de l’homme, donc par la fin de l’esclavage. C’est ce qui fait que l’homme ne vend que sa force de travail, elle-même origine de la plus-value, elle-même origine de la dynamique du capitalisme qui consiste à extraire le maximum de plus-value etc. Etc. Certes la sortie de l’esclavage comme mode de production est ce qu’a opéré le capitalisme. On peut même penser avec Polanyi qu’il a ensuite détruit toute notre série, non pas le mode de production au sens marxien du terme, mais disons de système socio-économique dans lesquels il s’est déployé tel le fœtus dans son placenta. Mais le retour de l’esclavage…

Il n’est nullement contradictoire qu’une fois le capitalisme pleinement déployé, le corps de certains hommes ne puisse pas redevenir une marchandise. Simplement on ne peux les y forcer, sauf à les tuer, c’est d’ailleurs ce qu’on fait pour marchandiser les organes. C’est absolument essentiel. Dans le capitalisme, on est libre de vendre sa vie. Et quant à la question de l’esclavage, il faut prendre au sérieux ce qu’en disait Marx : le salariat est l’esclavage moderne.

C’est que Milner, en philosophe refusant de pénétrer dans la question de la sexuation, se refuse dans le même mouvement à comprendre que dans cette affaire il s’agit de pousser à l’extrême un imaginaire, puisque il s’agit d’un faux esclavage. Même s’il va jusqu’au meurtre, il va jusqu’au meurtre consenti ou accidentel auquel cas ce n’est pas un meurtre. Ces pratiques homosexuelles poussent à l’extrême la représentation d’un imaginaire de domination précapitaliste multi millénaire : celle des hommes sur les femmes.  Et cela ne marche que parce qu’il y a des homosexuels  à corps d’homme mâles et des homosexuels à corps d’homme femelles. Ceux qu’on s’échange sur la scène jouée du marché des femmes des boites de SF sont des femmes à corps d’homme.

La seconde remarque sur cette question du « corps marchandise » est qu’en effet quelque chose du corps est devenue une marchandise. Mais soyons précis et ce qui est devenu une marchandise est ce qui du corps est numérisable c'est-à-dire ses images, ses sons. Ce genre de marchandise est évidemment omniprésent et il est étrange qu’un aussi averti critique de l’actualité et des opinions que l’auteur n’ait pas réfléchi aux conséquences sur le plaisir de cette marchandisation numérique du corps.

Selon CL, cela se traduit par des stéréotypes concernant les manifestations extérieurs du plaisir. Image de baise, avec l’accompagnement sonore, pamoison orale, cris, hurlement etc. Le point est que ces représentations semblent conduire un très grand nombre de sujets, tant dans la position masculine que féminine, à prendre pour le plaisir cette représentation du plaisir, à commencer de la feindre, pour finalement éprouver que c’est cela le plaisir et s’en convaincre. Une pratique pascalienne en quelque sorte on fait les gestes, on dit ou plutôt on éructe les râles et on y croit.

Ce qui fait que le véritable plaisir, tant chez l’homme que chez la femme, résulte d’une rupture. La plupart du temps cette rupture est une surprise, survient par accident, c’est un évènement. Et bien évidemment cet imaginaire qu’est l’amour n’y est pas pour rien. Pour la femme c’est l’opinion commune, mais pour l’homme il faut aussi y regarder de près.

Un point semble également absent de l’analyse de JCM concernant la marchandisation, c’est que le rapport des jouissances masculines et féminines est précisément quelque chose qui échappe totalement à la marchandise. Pour la raison très simple suivante : jamais une professionnelle ou un professionnel ne fera jouir autant qu’un homme et une femme désirant. C’est pourquoi les professionnels (elles) miment le désir et le plaisir.

Soyons même plus radical. La position femme aime le plaisir, la position homme aime donner du plaisir, et ceci se fait dans un coït qui est une incorporation dévoration.

Parlant du coït. JCM ne mentionne d’ailleurs jamais que c’est une opération dissymétrique : foutre / être foutu. Où se retrouve l’ambigüité fondamentale du plaisir féminin : foutue / foutue. En français, remarquons que l’acte sexuel, c'est-à-dire le coït, est désigné soit par « faire l’amour » ce qui est un curieux assemblage puisque l’amour n’est pas un acte mais un sentiment, soit par « baiser » terme polysémique puisqu’il signifie  : des baisers / baiser et baisée / trompée, soit par foutre, également polysémique, etc….

 

 

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