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16 septembre 2011 5 16 /09 /septembre /2011 17:14

Entretien (virtuel) de Claude Lizt avec Catherine Millet.

 

 CMCatherine Millet (CM), rédacteur en chef de Art Press, est l’auteur de « La vie sexuelle de Catherine M. », Seuil, Fictions and Co,2001, un de ces succès de librairie exceptionnels qui permettent ensuite à de bons éditeurs, comme Denis Roche, directeur de Fictions and Co à l'époque, de publier à perte de la littérature moins  immédiatement accessible.

La point de départ de cet entretien virtuel est une interview donné par CM cet été dans « Rue 89 », pour le dixième anniversaire de son succès. Claude Lizt (CL) a sélectionné ci-dessous des propositions de Catherine Millet avec lesquelles il est d’accord, mais qui sont encore peu répandues, et d’autres avec lesquelles il n’est pas d’accord et privilégie un point de vue différent.

 

CM : mon sentiment ( je le dit avec des pincettes)  c’est que les mentalités  sont plus ouvertes qu’avant, mais par rapport à nos pratiques de 68, il me semble que c’est moins ludique qu’il manque la liberté de la chose improvisée. On dinait avec  des copains, rien n’était prévu, on se déshabillait  et tout le monde baisait ensemble.

 

CL : Je vous vois là, et je le regrette,  reprenant la chanson favorite du jeunisme ambiant, initié par Houellebecq en France : l’idée qu’il aurait existé une « génération 68 » caractérisée par sa liberté de mœurs. Ce fut certainement le cas de certains, dont vous, je n’en doute pas, mais vous savez bien que les acteurs politiques de cette période, les «révolutionnaires », étaient pour l’essentiel très austères, voire puritains.  Et qu’ils ne détestait rien tant que les «anarchos-désirants », sauf peut être les  «révisionnistes » traitres à la classe ouvrière. Identifier ces deux populations est une grosse ficelle déjà bien usée.

Il n’en est pas moins vrai que dans ces deux tribus, ce qui était profondément remis en question était entre autres choses le rapport entre les hommes et les femmes. Incontestablement par des détours extrêmement différents, les deux visaient au  même but : l’égalité entre les hommes et les femmes. C’est sans doute pourquoi a pu se produire, dans une branche du  féminisme, l’union monstrueuse des anarchos-désirants et des révolutionnaires puritains, dont l’apogée fut le groupe dont le gouru fut Antoinette Fouque.

 

CM : plus on vieillit, plus on est libre, oui, mais j’ai l’impression que les jeunes générations sont plus libres en parole qu’en acte.

 

CL : Deux fois d’accord, et cette fois je vous rejoins contre le jeunisme ambiant. La maturité sexuelle ne s’atteint qu’après un (très) long apprentissage, c’est vrai pour la femme, comme vous le dites, c’est également vrai pour l’homme. L’apogée sexuelle tant de l’homme que de la femme se situe très certainement au-delà des 50 ans et pour certain(e)s encore plus tard.

En revanche, je ne dirai pas que les jeunes gens et les jeunes filles sont aujourd’hui plus libres en paroles qu’en acte. Etre libre « en parole » ne veut strictement rien dire du tout. La liberté, c’est une affaire de corps, cela relève du réel, je suis d’accord avec Jean Claude Milner là dessus. Quant aux actes, le nouveau n’est pas que les « jeunes » oseraient moins, le  nouveau c’est le mouvement d’androgynisation croissante d’une société où les individus  sont de plus en plus composés d’un mélange de « position  homme »  et de « position femme » dans des propositions proches et qui s’équilibrent. D’où la coucherie et la pornographie universelles, en même temps qu’une raréfaction du très grand plaisir sexuel et amoureux, lequel exige la rencontre de deux sujets dotés de positions fortement dominantes : « un homme, un vrai » ( très masculin) avec une « femme très féminine, mais parfaitement libre »... ( la femme pouvant avoir un corps d’homme et réciproquement, bien évidemment)

 

CM : vivre simultanément plusieurs relations amoureuses. J’adorerai que ça se passe comme ça, mais je ne suis pas sur que l’humanité y soit prête. Je trouve bien qu’on fasse des expériences, mais je suis sceptique sur leur pérennité.

 

CL : Vous qui vous fîtes le chantre de la sexualité multiple et de groupe et  qui avez tenté d’en analyser l’imaginaire associé, vous n’avez cependant heureusement pas perdu, me semble-t-il, la conviction que la véritable libération sexuelle est la possibilité pour deux sujets d’aller ensemble, avec ou sans d’autres, « encore plus loin » dans le plaisir. Or ceci suppose, à mon avis,  non la dispersion des relations amoureuses mais  au contraire leur centration, au moins en tant que « processus ». Il y a là entre nous sans doute une divergence que nous allons retrouver sur les rapports entre amour et plaisirs sexuels.

 

CM : la sexualité est plus exclusive que le sentiment. Ce qui rend jaloux, c’est un besoin de possession sexuelle.

 

CL : Certes, c’est trop évident, mais cela engage la question des rapports entre l’amour et le  plaisir sexuel. Vous pensez que l’amour peut ne pas être  jaloux, que seul le plaisir sexuel engendre la jalousie. Or, selon moi dans tous les cas - ou alors il ne s’agit pas d’amour entre un homme et une femme adulte - l’amour est étroitement lié au plaisir sexuel, en sorte qu’il n’existe en réalité que l’un et l’autre ensemble, articulés sous la modalité d’une spirale ascendante ou  descendante, jamais stagnante au même niveau. Si la jalousie est au cœur du plaisir sexuel, elle est au cœur de l’amour. Tout l’art consiste à faire de la jalousie le moteur même  de la spirale ascendante du plaisir et de l’amour, grâce à ce que j’ai appelé l’ambiguïté et le paradoxe du plaisir (voir le texte « Ambiguïté et paradoxe du plaisir féminin sur ce blog).

 

CM :( à propos d’Anne Sinclair). J’admire cette femme,  elle est digne,  je ne vois pas  pourquoi elle se sentirait humiliée, il l’a épousée, ses multiples aventures apparemment ne remettaient pas en cause leur lien. C’est une intellectuelle, une femme qui a fait ses preuves professionnellement, il doit avoir de l’estime, de l’admiration pour cette femme, ils sont sur un même plan d’égalité.

 ...

Cela dit, on ne sait pas quel est leur rapport sexuel, leur contrat sexuel.

 

CL : Si, chère Catherine Millet, on le sait, et sans aucun doute possible : elle comme lui se contentent de plaisirs éjaculatoires de type masculin.

Ce n’est pas ici le lieu de détailler la théorie des plaisirs masculins et féminins, puisque cela est fait dans un document de travail en évolution constante sur ce blog ( « Les plaisirs , description. V3 »).

Disons ici que lui ( DSK) n’étant qu’un « éjaculateur », même pas un « Don Juan moderne » et en aucune façon un « HAF » ( un « homme qui aime le féminin » et qui seul peut devenir « l’homme magnifique » pour une « femme-femme-femme »), elle ( AS) se situe probablement entre la « femme-femme » et la « femme-homme ». ( Tous ces termes sont explicités dans plusieurs textes du blog).

Avec comme conséquence qu’elle ne jouit  qu’exceptionnellement, voire pas du tout, de plaisirs féminins, et qu’elle jouit uniquement du ou des plaisirs clitoridiens, mais aussi qu’elle est en vérité probablement très jalouse, malgré les  apparences qu’elle tient à préserver en public. Elle ne peut que se sentir dans la position de la femme rédemptrice ( à la Dona Elvira de Don Juan) qui, par amour pour lui, va finir par sauver cet éjaculateur impénitent, cet onaniste qui pour son plus grand malheur est demeuré le phalle de sa mère.

 

CM : je n’ai jamais été victime d’un viol et j’espère que cela ne m’interdit pas d’avoir une opinion sur la question.  Je pense que s’il m’était arrivé de me voir  imposer  d’avoir un acte sexuel – et après tout ça m’est peut être arrivé et j’ai oublié-  j’aurai laissé faire en attendant que ça se passe et je m’en serai tiré en me disant que c’est moins grave que de perdre un œil ou une jambe. Je ne me serai pas  sentie atteinte, ma personne  ne se confond pas avec mon corps.

 

CL. Pour répondre sur ce point, il suffira de faire remarquer que tout dépend de la femme, chez la « femme-femme-femme », cette  séparation entre l’âme et le corps ne peut être faite, comme en témoigne la citation suivante de « Le Voyage à Genève- Elle», p12.

« Il me semble que ce sentiment-là -celui du risque, d’un danger- ne vous est pas étranger à vous non plus, embusqué derrière ces quelques mots qu’il vous arrivait de prononcer : « jusqu’où la passion ne nous mènera-t-elle pas ? » Sentiment ambigu car sur sa face opposée il porte, glorieusement, une sécurité intérieure profonde, une sérénité. Je vous en parlai il y a peu. Je vous avais rejoint dans l’un de nos refuges de la ville. Et voici que je vous demande de me coucher doucement sur le lit, très vite, et de vous allonger sur moi, de me couvrir de tout votre corps et de tenir mon visage entre vos mains. Vous souvient-il ? C’était un moment à la fois précis et confus, rêvé, un instant de tendresse. C’est qu’il me fallait vous faire part d’une découverte : à cet instant unique, l’amour exprime un indicible sentiment de protection. Car ainsi couchés ensemble sur le lit, enlacés de cette manière bien particulière où vous êtes allongé sur moi, faites rempart de tout votre corps entre le monde et moi, je ressens la plus grande sécurité dont une femme puisse rêver : vous me protégez du monde, de ses agressions, de ses abandons ; vous me protégez par votre seule présence, interposé de tout votre corps, dont je sens délicieusement le poids sur moi. Vos mains si chaudes, si belles, qui me tiennent la tête, comme si vous vouliez saisir mes pensées, toutes à vous dédiées. Et c’est tout le corps qui est ainsi abrité, ce corps fragile, ce corps vulnérable de la femme, ce corps ouvert et creux qu’elle ne saurait seule défendre… Immense, profonde protection !

Or se joue là, dans le même instant, le même absolument, une toute autre scène. Quel embrassement ! En est-il de plus tendre ? En est-il de plus sensuel ? Quel enlacement tiendrait une aussi belle promesse ? Celui-ci est prometteur de caresses, de baisers, d’étreintes folles et de baisers encore. Il est hommage, il est désir ; il est prémices de quels plaisirs ? Elle peut sourire, votre belle, touchante tentatrice, prisonnière volontaire, elle peut doucement gémir, laisser aller sa tête un peu vers la droite et là un baiser, un peu vers la gauche et ici elle soupire délicatement sous son homme. Homme adoré, homme désiré, homme attendu, tant et tant et qui là promet tout : il va la prendre, c’est sûr, son chevalier, son grand protecteur, il va la prendre, la faire sienne ; il la baise déjà.

Car ainsi allongé sur ce lit, sur moi, dans la ville, vous pouvez résoudre, par ce seul geste, un formidable paradoxe : il fait disparaître toutes les peurs, les peurs immenses de la femme. La plus grande peur de la femme, celle d’être ouverte, courant ainsi le risque fou d’être envahie, violée ; et l’autre peur, l’autre plus grande peur de la femme ouverte, creuse, celle de ne pas être habitée, de ne pas accueillir l’homme désiré, celle de ne pas être pleine, comblée. Pouvez-vous, mon Amour, concevoir un seul instant cet extraordinaire sentiment de paix : être « sous vous », couvée ; sentiment indicible né de ce que votre étreinte répond aux deux questions fondamentales posées par la peur de la femme. Vous faîtes-vous quelque idée du pouvoir de l’homme aimé ? Serez-vous alors surpris de l’amour que je vous porte, vous qui me donnez cette paix -protection et désir- exprimés par ce seul geste ? »

 

Pour une femme de ce genre, je vous assure, le viol est autre chose qu’un mauvais moment à passer en serrant les dents et en se disant que c’est moins grave que de se faire arracher une dent sans anesthésie. Mais on conçoit en revanche fort bien que chez d’autres femmes, dont la dimension masculine est plus affirmée, cela soit possible.

 

CM : les catholiques sont plus malins (que les musulmans) ils sont plus facilement dans la transgression, ils sont plus hypocrites, plus  tartuffes, de plus ils distinguent l’âme du corps.  Dans « La cité de Dieu »,  Saint-Augustin écrit : « Tant que se maintient ferme et inchangée cette volonté (vertueuse) , rien de ce qu’un autre peut faire du corps ou dans le corps et qu’on ne peut éviter sans pêcher soi-même n’entraine de faute pour qui le  subit ». C’est donc absoudre la victime de viol. C’est  ce qu’en effet ne semble pas  faire l’ Islam qui parle de femme « définitivement souillée » si elle a été violée.

 

le bernin extase de sainte thérèseCL : …on ne peut qu’être d’accord avec Saint Augustin (l’un de mes saints préférés)! Le catholicisme est de loin la religion la plus  permissive à l’égard du sexe , encore que sa fonction principale, comme celle de toute religion, reste quand même de le réprimer et de le canaliser pour en obtenir une symbolisation d’un  certain type, visant fondamentalement à l’ordre social. Il est cependant la religion la plus teintée de paganisme, c’est-à-dire la  plus pénétrable par le plaisir. N’est-il pas la religion où l’homme est aimé par Dieu, qui lui a donné sa chair et son sang, et où la passion des grandes saintes amoureuses de Jésus dans leurs extases mystique a de tout temps donné les plus belles représentations du plaisir féminin ? ( Voir Sainte Thérèse du Bernin).

Quant à l’Islam,  c’est très simple : seules les femmes islamisées vivant avec des hommes islamisés sauront  trouver le moyen se libérer de la morale patriarcale et réactionnaire ( dont l’Islam est loin d’être aujourd’hui l’unique propagateur) qu’ils leur imposent. Elles ont notre plus grande sympathie, notre soutien intellectuel et moral leur est acquis. Si elles estiment que cela passe par le droit à se voiler et si c’est elles qui le demandent, c’est leur affaire et on ne s’en mêle pas. Il serait temps d’en revenir à la saine conception de la politique qui domina les années 60 et 70, « le primat des causes internes » : les peuples ne sont jamais sauvés par d’autres, uniquement par eux même.

 

CM : il n’y a pas de solution idéale. On n’arrivera jamais à trouver la bonne formule entre un homme et une femme qui permet de s’aimer longtemps, d’avoir du plaisir longtemps et en même temps de sentir libre quand on fait d’autres rencontres. On ne trouvera jamais le bon équilibre de tout ça, on ne peut que bricoler. Jusqu’à la fin des temps, l’humanité bricolera pour se faire le moins de mal possible en prenant maximum de plaisir.

CL : c’est en effet la question principale. Les solutions  sont, j’en suis d’accord, spécifiques à chaque couple de sujets, et néanmoins trouvent place dans un cadre général dont je tente d’élaborer les grandes lignes dans le journal de travail qu’est ce blog. Des solutions possibles, qui éloignent le mal et la douleur en procurant le maximum de plaisir, existent. Il est vrai qu’elles durent rarement très longtemps. Pour durer très longtemps, il n’y a qu’une voie : se voir uniquement pour s’aimer, pour en parler, pour en faire directement quelque chose, écrire par exemple,  et pour rien d’autre, surtout pas de conjugalité ! Ceux qui ont trouvé « leur » solution ne peuvent que sourire au terme de « bricolage ». Mieux vaudrait dire un processus, une fuite sans fin, un chemin de crête toujours menacé de précipices …

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16 septembre 2011 5 16 /09 /septembre /2011 17:10

 

Entretien (virtuel) de Claude Lizt avec  Brigitte Lahaie et Odile Buisson.

 

Brigitte Lahaie (BL) est journaliste de radio (RMC), essayiste et ex-actrice X

Odile Buisson (OB) gynécologue et échographe.

Les propositions avec lesquelles Claude Lizt (CL) dialogue sont tirées d’une interview donnée en Aout 2011 par Lahaie et Buisson au magazine :  « Femmes Majuscules »

 

BL : le premier conseil que je donnerai donc aux femmes qui veulent plus de plaisir serait déjà de s’occuper d’elle-même  et d’arrêter d’attendre le prince charmant qui leur apportera l’orgasme sur un plateau. On sait qu’une femme qui se masturbe  parvient plus facilement à la  jouissance que celles qui ne le fait pas.

CL : entièrement d’accord. Il est même préférable que la masturbation et le plaisir clitoridien  qu’elle donne surviennent le plus tôt possible dans la vie de la jeune fille ( et  d’ailleurs, car le conseil vaut pour eux aussi bien, du jeune garçon) La masturbation, qui procure aux deux des plaisirs que je qualifierai ci dessous de « masculins » est une excellente chose. Le plus tôt et le plus souvent c’est le mieux. Il faut cependant rappeler qu’elle s’accompagne d’une intense acticité imaginaire, et que c’est celle là qui est importante. C’est largement d’elle en effet que viendra, pour la fille comme pour le garçon, la possibilité de découvrir d’AUTRES plaisirs avec l’autre (de fait  des plaisirs féminins, pour lui comme pour elle).

 

BL : pour des raisons culturelles, on a toujours défendu l’idée que la sexualité masculine allait de soi et que la sexualité féminine était compliquée. La conviction persiste que le plaisir masculin est mécanique, automatique et peut se passer de sentiments, tandis qu’une femme ne peut atteindre le plaisir qu’en étant amoureuse. Et que si elle a des difficultés à jouir, cela ne peut être due qu’à des causes psychologiques.

(Or, par exemple, les hommes aussi sont affectés par leur psychisme qui peuvent les rendre impuissants…)

Et les femmes peuvent parfois avoir du plaisir sans amour, même sans désir, de manière très mécanique. Il faut dire que beaucoup de femmes ont du mal à avouer une telle réalité qui va à contre-courant de la pensée dominante.

BL : sur un sujet si important et que vous connaissez si bien, je regrette de dire que vous adoptez, chère Brigitte Lahaie une position bien moyenne ! Il faut au contraire affirmer que l’homme comme la femme peuvent connaitre deux types de plaisirs : les plaisirs masculins qui sont en tension et en décharge, avec une décharge et qui tue le désir pour un moment, et les plaisirs féminins, qui sont des « chants du corps » et qui peut se prolonger de manière quasi illimitée.

La réalité, que peu de monde encore, il est vrai, est parvenu à entrevoir, c’est :

1)   qu’il y a en vérité très peu de différence « physique », « sensuelle», dans le plaisir que peut atteindre un corps d’homme et un corps de femme, parvenus à une maturité sexuelle : les deux peuvent connaître plusieurs formes de plaisirs masculins et des plaisirs féminins illimités.

2)   Ces plaisirs sont liés à des imaginaires spécifiques, chez le sujet à dominante « homme » et chez le sujet à dominante « femme ». Ces imaginaires sont cependant liés entre eux ( il y a un « rapport » des imaginaires sexuels) et ils partagent un fond commun «  anthropologique » qui est l’histoire millénaire de la domination des hommes sur les femmes.

Bon, d’accord, c’est un peu abstrait dit comme cela, je le reconnais, mais c’est développé sur mon blog.

 

OB: grâce à des échographies, j’ai pu démontrer en effet la réalité physiologique du point G  même si je préfère parler de zone G. L’échographie montre que pendant un rapport sexuel,  sous les pressions et mouvements répétés de la verge en érection le clitoris se trouve ascensionné (quel vilain mot, remarque de CL) et comprimé contre la paroi antérieure du vagin d’ou la sensibilité particulière de cette zone. Lors de ces va-et-vient, le clitoris - aussi bien dans sa partie externe que l’on connait bien  que dans sa partie interne méconnue et que l’on pourrait comparer aux racines d’une dent- augmente de  volume  car son tissu se gorge de sang. On peut alors observer une érection du clitoris externe ainsi que l’apparition d’une petite tumescence dans le vagin. Les nombreuses femmes  qui attestent d’un plaisir plus intense dans cette zone précise vont peut être enfin cessé d’être dénigrées et moquées.

 

CL :  Ah la là, docteur ! Vous tombez hélas dans un des pires lieux communs  réactionnaires à l’égard du plaisir féminin, adossé comme il se doit à une pseudo « science » ( comme si l’échographie était une science…) : démontrer avec force observations physiologiques, qu’il n’y a qu’UN  seul organe sexuel féminin, un grand clitoris, qui s’étend grâce à ses racines jusqu’à cette partie appelée point G de la paroi vaginale,  point – ou zone - située à l’antérieur de cette paroi. Puisqu’il n’y a qu’UN seul organe à jouir, le clitoris  « prolongé », il n’y a donc de jouissance que clitoridienne.  Certes, la partie antérieure du vagin communique avec le clitoris, certes, la contraction du périnée peut provoquer des orgasmes clitoridiens, mais il est évident à toute femme féminine qu’il existe d’autres ( et nombreuses) formes de  jouissance, toutes classables en une catégorie bien distincte des orgasmes clitoridienns : la jouissance proprement féminine, en onde irradiante continues de plaisir, en plateau,  en « chants de plaisirs », dont l’origine vient de la stimulation d’autres parties du vagin, de l’anneau anal et du rectum, et à travers eux de l’utérus.

 

Heureusement que notre autre interlocutrice, BL, précise  aussitôt :

 

BL : certaines femmes sont plutôt vaginale, d’autres plutôt clitoridiennes, d’autres plutôt anales d’autres encore les deux ou les trois à la fois, il existe des femmes qui ont un orgasme parce qu’elles font un rêve érotiques ou qu’on leur titille le globe de l’oreille.

 

CL : En effet, on peut atteindre la jouissance autrement que par le clitoris et un point G qui ne ferait en réalité que stimuler le clitoris ! On peut rajouter à vos exemples les femmes qui sont capables, après avoir été merveilleusement baisée par leur homme et l’avoir quitté, de déclencher des orgasmes ( internes, vaginaux ou anaux) rien qu’en pensant à ce qui viens de se passer, ou qui sont capables d’anticiper une rencontre très désirée en commençant à jouir ainsi…

Mais chère BL, vous n’affirmez pas assez vigoureusement, à mon sens, qu’il existe plusieurs formes de plaisirs, que chacune et chacun jouit donc différemment, car il connaît une composition particulière et évolutive DES plaisirs ! Et surtout, mais cela vous le dites, qu’aucune hiérarchie ne peut être faite entre les plaisirs. Il existe par exemple chez l’homme comme chez la femme, un plaisir « englobant » les autres formes de plaisirs, le plaisir que donne tout simplement l’acte de « prendre » et « d’être prise ». Ce simple  plaisir là, même sans aucune forme d’orgasme, peut être immense, indépassable !  Souvenez vous du premier baiser, souvenez vous de la première fois où vous avez posé votre main sur le sexe de l’autre, souvenez vous de la première fois où vous avez pénétré le corps de l’autre, de la première fois où vous vous êtes ouverte à l’autre (je précise pour les féministes que j’ai délibérément dit ouvertE : trouver du plaisir à être « ouverte », « prise », « comblée » par l’autre est en effet  le propre de la POSITION féminine, qui peut bien sûr être tenue par un CORPS d’homme : le corps de l’homme n’a après tout qu’une voie de pénétration de moins que celui de la femme, il lui en reste deux qui suffisent largement à pratiquer la position femme!!!!)

 

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16 septembre 2011 5 16 /09 /septembre /2011 17:01

Bernard Noël et la dévoration (2)

Le Château de Cène, Gallimard, 1969

 

Suite de l'article:

 

 

P 43

Le viol par les molosses sur la plage

Le héros arrive sur l’île, et l’auteur fait savoir qu’il a lu Homère

 

Tout à coup, devant moi, je vis l'île, cependant qu'un doigt de rose au ras des flots signalait l'arrivée du matin.

La côte basse n'était qu'une marge de sable au pied d'une falaise abrupte. j'entrepris de chercher un port plus favorable, mais la falaise continuait d'offrir le même à-pic. Je naviguais à la pointe d'un petit cap quand j'aperçus le yacht, qui devait appartenir à la comtesse. Il m'inspira une vague crainte, peut-être parce qu'il était trop blanc: je rebroussai chemin et décidai d'atterrir sur l'étroite plage, puis de continuer à pied. Je manœuvrai donc dans ce sens et, ayant touché le sable, m'occupai à tirer ma barque pour la mettre à l'abri. Soudain, un bruit derrière moi me fit me retourner: un nègre gigantesque accompagné de deux molosses me regardait.

Je souris à l'homme: il demeura impassible. Ses yeux et ceux des bêtes m'examinaient avec une absence de curiosité dont la froideur avait quelque chose d'effrayant. Le soleil se levait dans mon dos; sa rougeur, en m'enveloppant, me donna du courage. Je fis un pas en avant et dis:

- Je voudrais voir la comtesse.

Les chiens tendirent le cou vers moi; l'homme garda sa pose de statue. Je repris:

- j'ai rencontré la comtesse. Je voudrais ... L'homme fit un signe imperceptible, et les deux monstres bondirent sur moi. Avant d'avoir pu esquisser le moindre geste, je fus jeté sur le sable: l'une des bêtes me tenait à la gorge, l'autre me chevauchait. Ni l'une ni l'autre ne me faisait de mal, mais je les sentais prêtes à me déchirer au premier ordre. La peur faisait neiger des flocons rouges dans ma gorge et dans mes yeux. Derrière cet écran, mon cerveau travaillait, cherchant le pourquoi, observant, guettant, préparant les nerfs à lui obéir promptement. Et puis je me souvins: quoi qu'il arrive, disait-elle, serre ton ventre, respire profond, pose bien ton souffle.

Une ombre glissa sur moi: le nègre approchait; son immense stature me domina, ses yeux me fixèrent de haut, toujours froidement. Je le vis plier la jambe, puis avancer vers mon visage un pied énorme, qu'il rapprocha lentement pour que j'aie tout le temps de contempler la repoussante pâleur de cette plante striée de rides rosâtres qui allait m'écraser. Le pied s'arrêta à quelques centimètres de mes yeux. Il y eut une seconde d'angoisse infinie durant laquelle je fis tout pour maîtriser mon souffle et rester immobile. Le pied se retira. Les chiens me lâchèrent.

Je me souviens. L'homme fait encore un signe. Les deux fauves reviennent à la charge. Rageusement, ils déchirent tout ce qui me protège. Je ne bouge pas. Je sais que je ne dois pas bouger. Les chiens, d'ailleurs, travaillent habilement de la gueule et des griffes: ils ne me font aucun mal. En quelques secondes, je suis nu. Les chiens s'asseyent de chaque côté de moi; babines retroussées, langues pendantes, ils me regardent. L'homme continue de me dominer. Sans que je bouge la tête, mes yeux suivent les trois brutes.

A l'instant où je commence à penser que l'épreuve doit toucher à sa fin, l'homme désigne mon ventre, et les deux loups se jettent sur mon sexe. Mon dos se crispe quand les langues m'atteignent. Je retiens le cri qui a déjà roulé dans ma gorge. Ils ne vont pas me dévorer - pas encore. Il faut durer. Il faut gagner une minute.

 

Déjà, il ne s'agit plus de lutter contre la peur, mais contre l'abominable tentation que fait naître l'attouchement des langues le long de l'aine, au pourtour de mes bourses, le long de mon phallus. De la nuque aux talons, je résiste. Je bande ma volonté pour ne pas bander, mais la longueur de leur langue donne aux chiens un avantage horrible: jamais bouche n'eut sur moi pareil pouvoir. Le large fouet rose qui pend de leur gueule possède une souplesse infinie et permet aux deux quadrupèdes de m'encercler la bitte et de me fouailler le cul avec une vigueur irrésistible. Et la bave, dont ils m'inondent en abondance, facilite leur besogne en donnant à mon bras génital l'illusion de toucher à un port désirable.

En cet instant, mon sexe était l'Autre, que la pure envie de foutre dressait bien malgré moi. La grosse veine arrière le gonflait par à-coups, inexorablement; et j'en suivais les progrès avec une espèce d'horreur: le sentiment d'assister à quelque chose d'immonde. Quand ma pine eut atteint ses plus larges dimensions, je la vis devenir comme un os énorme dans la gueule du chien qui la branlait. Le nègre se pencha vers moi; un vague sourire découvrit ses dents. Soudain, il tira de sa poche un poignard, et tandis que les chiens s'écartaient d'un bond, il projeta l'arme vers mon ventre.

Un éclair. Une griffure sur ma peau. j'attends la douleur. Je n'ose pas regarder. Le nègre se redresse, me fixe au visage; le couteau prolonge toujours sa main droite. Je ne bouge pas. Je ne bouge pas. La lame descend maintenant vers ma gorge. Je ne bouge pas. La lame est à la verticale de mes yeux. Elle tombe. Elle pique à peine le front, à la racine de mon nez, puis remonte.

Moi aussi, j'ai à présent le regard froid. Le nègre recule. Je ne le vois plus, mais son ombre me recouvre exactement. L'air vibre, un éclair passe: c'est le couteau qui file vers mon sexe. Nulle douleur. Je baisse un peu le menton. j'aperçois le manche du poignard qui émerge du sable, juste entre mes cuisses. Le nègre réapparaît à mes pieds: ses dents sont plus largement découvertes.

Il siffle. Les chiens, qui s'étaient écartés, reviennent.

La main de nouveau se tend vers mon ventre, et les fauves reprennent la besogne, car l'os a perdu beaucoup de son ampleur pendant tous ces jets de poignard. Les langues donc raniment ma honte, et je regarde mon ventre dresser le mât. Je vois. Je me vois en train de voir. Étrange distance à l'intérieur de moi, et qui contient le foyer des miroirs où mon image se recrée - image brisante à travers laquelle mon futur saigne déjà dans mon présent.

Je bande. Tout à coup je l'accepte. Il faut brûler le feu. Je me cambre au-devant des gueules. L'une des langues frétille sans trêve de mes couilles à mon cul; l'autre s'enroule autour de ma foutoire, l'enveloppe, la serre, la presse, fait merveille. Et je me laisse aller: je deviens naturel dans l'horreur, puisqu'après tout c'est aussi la nature. Pas de limite, crie en moi une voix très ancienne; pas de limite, sinon pour en jouir.

Ce que je subis excède tout ce que j'étais capable d'imaginer, et il me semble, étant, maintenant, branlé par deux chiens, avoir passé le comble, aussi cela me rassure-t-il et suis-je en train de m'abandonner au plaisir sans me douter que l'impossible appelle l'impossible. Pour que ma conscience se réveille, il faut que m'éclaboussent des gouttes d'une liqueur musquée, et qu'elles m'obligent à constater que je ne suis pas le seul à bander: sous le ventre des monstres s'allonge en effet une pine dont la rougeur et le méat juteux ne permettent aucun doute sur le degré de leur excitation. Ces engins, d'une minceur assez répugnante, gonflent, je le sais, considérablement durant l'action, une fois qu'ils sont engagés dans le vase, au point même qu'un dur labeur et beaucoup de temps leur sont nécessaires pour en refranchir le col. Pour l'heure, ils sont doués d'un mouvement incessant, qui les projette hors de leur fourreau poilu et les y remet aussitôt. Je ne puis guère me faire d'illusion sur le projet qui les anime, mais ce que j'ignore, c'est qu'un être à leur race étranger a élargi le champ de leur instinct en y ajoutant un peu de son imagination.

Je commence à le deviner quand l'un des monstres, celui qui fait des prodiges de langue au service de ma queue, change brusquement de position sans lâcher son objet et vient se poser au-dessus de moi: pattes arrière de part et d'autre de ma tête, bourses à la verticale de mes yeux. Sa pine goutte maintenant sur mon cou, ma poitrine, cependant qu'elle rentre et sort à un rythme accéléré. De plus, dans son excitation croissante, l'animal se met à gratter si violemment le sable que j'en suis bientôt couvert. Le nègre pousse alors un cri bref; le fauve hésite, comme s'il réfléchissait, puis il s'accroupit un peu, frotte son fourreau velu contre mon visage, fait le doux. Ses cuisses et son arrière-train sont pris de tressautements bizarres; ses couilles me giflent, il halète. Je comprends qu'il voudrait enconner, qu'il cherche un trou. Je crie:

- Non, non!

Un coup de pied du nègre me fait taire, et d'ailleurs l'autre chien redouble d'ardeur: sa truffe humide se glisse entre mes fesses, renifle l'anus, le fouille à grands coups de museau, puis sa langue s'acharne, tournoie, humecte, veut forcer le sphincter. Ma bitte bat à se rompre; l'envie de foutre anesthésie toute réserve.

Mon chevaucheur fléchit les pattes, pose sa poitrine sur ma poitrine, soulève légèrement l'arrière-train et pointe carrément sa pine vers ma bouche. Je revois ma mère: odeur de sauvagine, disait-elle en détournant la tête .. La lance du monstre est contre mes lèvres; elle y l cogne par saccades régulières, les inonde d'un lubrifiant au goût âcre, les force, glisse entre la mâchoire et la joue, caresse si heureusement la gencive que mes dents se desserrent. Et j'ai dans la bouche cette chose inconnue, cette horreur, cette partie honteuse, et voici que je ne trouve en moi ni honte, ni horreur. Seigneur, pourquoi m'avez vous abandonné? Pourquoi dois-je apprendre aussi crûment qu'un chien vaut un prêtre et que n'importe qui peut m'initier à votre absence? Maintenant, un doux va- J et-vient écrit sur ma langue que tout dogme est méprisable, puisqu'il châtre l'imagination et par conséquent interdit l'Expérience.

L'écriture me presse, ma langue se décide: elle explore le gland, le sillon qui le souligne à peine, le méat baveusement amer. Le chien se cabre, attentif. Sa langue s'immobilise. Alors la mienne se décide: elle se creuse, ondule, provoque, salive, frétille, lèche. Un long frémissement parcourt la bête, qui s'arque vers ma bouche. Mais tandis que nous nous préparons ainsi au combat, l'ombre du nègre nous couvre. Vient-il nous observer de plus près ou m'arracher à mon amant? Déjà, je grogne de fureur à cette idée, car nul mot désormais ne peut franchir mes lèvres, trop occupées à sucer la chose qui, entre elles, glisse et reglisse. Je loge sous mon palais une caresse, dont je rêvais depuis longtemps sans savoir ce que signifiait le rêve. Mais voici que dans ma bouche, la chose s'arrondit, fait boule, gonfle; ma langue, dirait-on, est plaquée au sol, mes mâchoires se distendent obligeant mes lèvres à dessiner le 0 le plus stupéfait qu'elles aient jamais décrit. Je suffoque, le nez perdu dans la fourrure; je suffoque, j'agite bras et jambes comme l'inexpérimenté nageur qui, croyant travailler à son salut, ne travaille qu'à sa perdition.

Le nègre devait guetter cet instant. Je l'entendis écraser le sable autour de moi, puis chasser violemment le chien qui fouissait mon cul - et qui hésita à lâcher prise, car sa langue, justement, faisait des progrès. Le nègre, ensuite, prit mes pieds, releva mes jambes, les noua autour du cou de l'animal avec lequel j'étais embouché; il avança, saisit mes mains, les noua pareillement sur la croupe de mon chevaucheur, et je me trouvai ainsi suspendu sous son ventre. Le nœud dont ma bouche était trop pleine me liait d'ailleurs encore plus sûrement que mes membres.

Il y eut un cri guttural, et le chien aussitôt partit à fond de train. Mon dos frôlait le sable, se déchirait parfois contre un galet; des flammes m'enveloppaient; l'air se froissait à mes oreilles. Mon cœur était dans ma gorge. Et cependant que je périssais d'asphyxie, je ne percevais rien d'autre que les battements insensés de la pine du chien dans ma gueule et l'enflure de la mienne dans sa bouche. Hécate battait la campagne avec ses monstres; le croissant était noir à son front, et mon corps, simple croissant tendu entre deux cavités buccales, était noir lui aussi. Quelle ombre sur le seuil, tout à coup; la cage est si étroite: le cœur va se taire. L'air vrombit maintenant; je n'avais jamais soupçonné ses capacités océanes, son pouvoir de déferlement. Du haut du ciel, roulent vers moi de grandes vagues aux flancs noirâtres, qui creusent d'épouvantables creux où nous tombons. La dernière me noie.

Quand je revins à moi, les deux chiens me regardaient: l'un était assis, tranquillement, langue pendante; l'autre s'énervait après les filaments blanchâtres qui lui pendaient au menton. Un peu en arrière, très droit, jambes écartées, le nègre me surveillait. A l'instant où nos yeux se rencontrèrent, il bougea, s'avança vers moi, se pencha, me prit à la nuque, me souleva, me traîna, me jeta à la mer d'une poussée brutale. Le choc de l'eau me rendit au présent et à moi-même. j'avais soif, comme après l'avalement d'un plat très épicé. Je me lavai, m'ébrouai, puis revins vers l'homme et vers les bêtes.

- Je veux voir la comtesse, dis-je.

Un éclair de haine brilla dans l'œil du nègre. Les chiens se jetèrent sur moi en aboyant, et de nouveau me firent rouler à terre. Le chien qui s'était contenté de me lécher le cul avait l'air beaucoup plus excité que son confrère: il limait à toute vitesse dans son fourreau, et cette fois s'occupait de me durcir la bitte. Résigné à une réédition de la chevauchée précédente, je décidai de me laisser aller et d'accepter le rituel. Mais dès que j'eus atteint l'état propice, le chien, au lieu de venir me flatter la bouche de la pointe de sa lance, me tourna brusquement le dos. Hébété par mon propre désir, je restai au sol, le mât dressé et luisant de bave au soleil. Le nègre hurla, puis voyant que je ne réagissais toujours pas, il vint me prendre sous les aisselles, me jeta à genoux, saisit ma queue dans l'une de ses énormes mains et de l'autre fit se rapprocher le chien en rut. L'animal, parfaitement stylé, recula aussitôt vers moi tout en fléchissant les pattes de derrière pour mettre son cul à la bonne hauteur. Le nègre dirigea alors ma pi ne vers l'anus de son favori tout en m'obligeant à saisir des deux mains sa foutoire en mouvement. Le monstre s'empala d'un coup sur moi, et me baguant la hampe de toutes ses forces, entreprit de me tirer mon foutre. Cependant, comme mes mains ne lui rendaient guère la pareille, le chien m'adressa un regard étonné puis gémit dans la direction de son maître. Ce dernier, voyant qu'il me fallait un adjuvant, prit son poignard par la lame et, d'un coup, en enfonça le manche dans le trou de mon cul. Quelque chose d'étrange survint alors dans mon ventre, où s'irradièrent contradictoirement une douleur terrible vers la partie violée et un plaisir également terrible vers mes couilles, si bien que je m'employai, de toute ma vigueur, aussi bien à foutre qu'à branler. Ma liqueur jaillit en même temps que celle de la bête, qui se dégagea en hurlant, et je tombai, le front contre le sable, prosterné devant l'infini que m'ouvrait cet instant. Cependant, mon cul toujours emmanché faisait le beau et tendait sa lame au soleil.

Le nègre me releva:

- Vous désirez voir la comtesse?

Je le fixai droit dans les yeux et ne répondis rien. Puis, comme apparemment, il continuait d'attendre, je retroussai mes lèvres pour qu'il voie bien mes dents serrées.

- La comtesse sera heureuse de vous voir ... Elle vous attend, et je vous attendais pour elle.

Il me fit pivoter doucement, retira l'arme qui m'empalait, me désigna la mer:

- Vous devriez vous laver de nouveau.

Le corps très droit et d'un pas raide, je me dirigeai vers l'océan, me baignai longuement, puis revins vers le nègre.

- Si vous voulez bien me suivre ...

 

 

P55

Enfin du sang et de la dévoration !

Le héros se trouve avec un grand nègre dans une colonne transparente qui est l’ascenseur, non vers l’échafaud, mais vers la « belle à mourir »…, belle qui, devant nos yeux ébahis, va faire lâcher ses « bêtes à tuer », sur un individu « bête à mourir », tandis qu’elle fait préparer par un nègre celui qu’elle se réserve, notre héros, ….

 

Il y eut un revirement, et je vis la meute filet d'un seul élan vers un point du mur circulaire qui venait de s'éclairer .. Là aussi, il y avait une colonne transparente, et deux hommes s'y trouvaient: un noir qui ressemblait à mon gardien, et un jeune homme, qui me ressemblait et qui, comme moi, était nu. Le noir s'adressa au jeune homme, celui-ci lui répondit et, aussitôt, fut éjecté de l'habitacle et précipité parmi les chiens.

A la même seconde, mon nègre se pencha vers moi. Sa bouche lippue courut sur mon ventre, aspira ma pine, tandis qu'éclatait dans notre loge un immonde concert de cris et d'aboiements. Mon double était la proie des chiens. Je les voyais se lancer sur lui, arracher un lambeau de chair, le déglutir à l'écart, puis retourner à la curée. Non seulement je les voyais, mais les parois de la cellule grossissaient, me semblait-il, le spectacle. Le malheureux gesticulait vainement: il ne pouvait rien pour se dégager. Les muscles qui pendaient autour de son humérus droit évoquaient d'horribles pétales et composaient, avec ce pistil sanguinolent, la plus atroce fleur de chair. Un dogue noir se dressa contre le jeune homme et d'un seul coup de ses pattes de devant arracha toute la viande de la poitrine, si bien que je vis apparaître, le temps d'un éclair et justement dans une lumière de foudre. la blancheur des côtes avant que tout ne fût noyé dans un affreux bouillonnement de sang.

Entre-temps, la bouche de mon nègre n'avait cessé de travailler ma bitte avec ardeur. Mais ses mains avaient beau être expertes et s'occuper à la fois de flatter mes couilles et mon cul, je restais mou. J'aurais voulu - que voulais-je? Mon regard n'était pas moins violé que mon sexe, et l'horreur qui bouillonnait dans ma tête était analogue à l'excitation qui, sans s'exprimer autrement, bouillonnait dans mon ventre. Celui qui disait « je » dans ma tête était-il identique à celui qui disait « je » dans mon ventre, ou bien n'étais-je plus qu'un « qui suis-je? » pris entre deux feux? Dans un sursaut, je repoussai le nègre.

Dehors, les hurlements redoublaient. La victime était maintenant couchée au centre d'une grande étoile de sang autour de laquelle les monstres faisaient cercle avant un nouvel assaut. La bouche était pleine d'un râle rauque. A travers les côtes, débarrassées de toute chair, on voyait le cœur achever de battre.

Le nègre ricana, se redressa. Ma pine était toujours flasque et couchée dans le sillon des couilles. Le nègre la regarda ironiquement.

- Allons, dit-il, vous êtes trop calme! La comtesse n'aime pas les gens de petite passion.

Dehors, les chiens avaient décidé d'en finir. La place du jeune homme n'était plus signalée que par un grouillement de gueules, de membres, de pelages sanglants. J'entendais les os éclater, les mâchoires broyer. Soudain, un grand fauve émergea de la masse et se précipita vers notre habitacle: il tenait entre les dents la tête de la victime. Il s'assit, plaça l'horrible chose sanglante entre ses pattes, lécha le sang. Il n'y avait plus de nez, plus de joues et le crâne avait été scalpé, mais les coups de langue découvrirent les yeux, intacts dans les orbites et animés encore d'un regard vertigineusement serein. La langue faisait avec délices le tour de ce regard. Elle s'insinua dans l'orbite et l'œil droit jaillit, me fixa, puis glissa dans la gueule, où je l'entendis éclater - et l'eau de l'œil coula, se mêla à la bave. L'autre orbite fut pareillement vidée; la lècherie continua; l'os devint blanc. Et  puis, ayant longuement assuré le crâne entre ses pattes, le chien le brisa d'un grand coup de mâchoire, qui fit exploser le cerveau contre ma vitre, où il se répandit comme un jet de foutre.

La vision débrida ma conscience. Comment dire cela?

J'étais heureux. Je bandais d'horreur et j'étais heureux. Je venais de sortir du tombeau. Je me tournai vers mon bourreau. Je regardai ses yeux, et derrière ses yeux, je me vis. L'eau de cet œil aussi était à la fois baveuse et transparente. Je voulais dire: ru es moi, et lancer ces mots dans son oreille, comme un dé dont je ne savais laquelle de ses faces il allait retourner. Mais lui se jeta à genoux, et déjà il enfournait ma pine dans sa bouche aux larges lèvres.

Il me semble que je ne sentais rien. Je voyais. C'est tout. Je voyais ses lèvres comme du sang sur le carrelage des dents. Sa bouche était la chambre où l'on m'avait tué, mais où je ne mourrai pas - où je n'arrivais pas à mourir. Et en enfilade, il y avait d'autres chambres où des chiens mordaient, où des rabots faisaient voler la peau, où des bâtons faisaient enfler des têtes. Je voyais courir tout cela comme courent des rides sur de l'eau. Je voyais la bouche devenir une orbite, et ma queue, là dedans, faisait exploser l'œil. Alors, j'eus envie de boire l'eau du dernier regard, et je me penchai, mais il y eut un éclat de lumière sur l'os qui m'enserrait, et soudain je me trouvai jeté hors des images.

Les chiens ne hurlaient plus. Ils s'étaient accroupis et croquaient les os. Il y avait des grincements, des brisements, des éclatements; il y avait des jets de moelle, des succions, des lapements. Ces bruits m'arrivaient par ondes, l'un pressant l'autre, mais chacun bien distinct, et ce n'est pas mon oreille qu'ils frappaient - non, ces bruits ruisselaient sur moi, ruisselaient le long de mon sexe qu'ils tendaient: ils étalent la salive de ce désastre, qui mouillait l'espace tout entier. Cependant les chiens faisaient disparaître l'étoile rouge, et le croqueur de crâne achevait de lécher ce qui,' avait rejailli sur la vitre.

Et tout à coup je tombai dans le silence: il y avait des yeux de bêtes, des crocs, des langues rouges, mais tout cela s'était immobilisé, et de l'une à l'autre de ces choses une figure bizarre était en train de se cristalliser - la figure d'une main. J'étais dans la main de la mort, et je m'y faisais sucer.

Plus tard, j'entendis comme un remous, c'étaient les chiens qui se couchaient autour de l'habitacle, c'était la langue du nègre qui se coulait autour de moi. Et voilà que l'air devint rouge, non pas comme est le sang, mais comme est ce que l'on porte au rouge. Quelque chose en moi explosait, puis se recomposait, puis explosait encore, quelque chose qui montait des reins à la nuque. Alors, à deux mains, je pris le nègre à la chevelure; à deux mains, je plaquai sa tête contre moi, et poussant de toutes mes forces, je tentai de pénétrer sa gorge. Je voulais l'empaler par le haut, l'étouffer, le suspendre à jamais à mon croc. Je voulais. Je voulais aussi qu'il me broie. Je voulais être moulu entre ses dents. Je voulais voir la bouillie sanglante couler de sa bouche, et je voulais me voir, en guise de bénédiction funèbre, aspergé d'un long vomissement de viande mâchonnée, de bave et de foutre.

La sueur perlait à grosses gouttes sur la nuque du nègre, mais il ne semblait pas souffrir autrement de ma pénétration profonde dans sa glotte. Et cependant qu'il suçait avec une espèce d'application terrible, je revis l'Autre. Il était à présent consommé. Il était une image parmi les images. Mais je sentis que mon sexe, dans cette bouche, était sa répétition. Alors, une nouvelle rage me vint, et j'entrepris de marteler la misérable caboche, comme pour lui faire rendre sa cervelle en même temps qu'elle me tirerait ma semence. Et ce fut de nouveau le rouge. J'étais, le monde était, un gigantesque anus rouge qui chiait l'Autre vers le ciel. Mais cette défécation m'aspirait moi aussi: je tombai, je tombai vers le haut.

J'étais en train de me vider dans la gorge du nègre.

J'étais aussi un arbre en train de perdre ses feuilles. Je me souviens. Je me suis dégagé. J'ai regardé la barrière transparente, regardé, regardé ... Le nègre, soudain, a cassé ce regard en se redressant. J'ai vu sa bouche, et elle saignait blanc. J'ai vu pendre à ses lèvres des filaments blanchâtres. Et aussitôt, je me suis jeté sur mon suceur, et j'ai collé ma bouche à sa bouche pour connaître enfin le goût de ma vie. Mais j'ai seulement senti bâiller contre mes lèvres la fente du monde.

Plus tard, le nègre me sourit:

- il était beau, dit-il. Il a beaucoup insisté pour voir la comtesse. Il l'a vue maintenant.

Son rire éclata dans l'habitacle - un rire vulgaire dont le scandale fêla mon cœur; mais je sentis que par cette blessure l'épanchement de mes songes dans la vie extérieure allait devenir naturel. Et que le temps de la vérité irait ainsi se rapprochant, puisque la vérité n'est que la réalisation de l'imaginaire. Je m'aperçus alors que nous flottions dans un espace laiteux, et que cette lumière de lait, en coulant sur la peau noire de mon compagnon, lui donnait un velouté adorable. Le temps se dilatait, nous montions à travers la colonne transparente.

 

 

 

P84

"Le discours ne nuit pas au foutre: il l'élève de la simple activité de reproduction à la spéculation par excellence »

Après diverses aventures dans le château, dont le spectacle de la dévoration intégrale par les molosses d’un autre prétendant qu’on vient de lire, notre héros parvient enfin à la Comtesse :

 

- Que pensez-vous de mes chiens?

- Ils gagnent à être connus.

- Vous verrez: il y a aussi des épreuves pour chiens et des épreuves pour dresseurs de chiens ...

Nous eûmes le même sourire. J'étais calme. Je voyais sa beauté: elle était d'être sans âge. Elle était dans la décision de la beauté. Son visage, ses gestes, son regard étaient exacts, d'où toujours cette harmonie répandue, en même temps que cette espèce de défi, par éclats. Les yeux, la chevelure, les seins me frappaient moins tout à coup que la pose qui produisait leur beauté. Mais la pose, je le voyais maintenant, était dictée par leur intelligence: c'était la phrase juste où s'exprimait chaque partie du corps, vivement.

- Aimeriez-vous me monter?

- Je n'ai que votre volonté, dis-je.

- Votre instrument est bien modeste en ma présence.

- Et le vôtre bien voilé, madame.

Mona se rejeta en arrière, et tandis que le dossier de son fauteuil basculait, notre abri se trouva plongé dans les ténèbres. Je me levai. J'allai me pencher vers Mona, quand apparut à sa place un faisceau glauque, dont le vert monta peu à peu jusqu'à devenir un long cube de lumière, à la surface duquel un squelette flottait. Lentement, le vert perdit de son intensité, et au fur et à mesure que la lumière diminuait, je vis des organes prendre place sur les os. Une seconde, la ténèbre redevint complète, puis, brusquement, tout fut comme avant. Mona me regardait en souriant: rien ne s'était passé. Maintenant, elle tendait ses mains vers mon ventre et doucement en flattait le bas. Mon corps était partagé entre l'élan et l'hésitation, et l'étrange était que l'un n'avait rien de moins instinctif que l'autre. Toutefois, la contemplation de Mona fit renaître le ravissement, et mon sexe grandit.

- Mon corps est le labyrinthe, dit Mona. Et voici le doigt lecteur d'énigmes.

Elle fut prise de frénésie et se mit à malaxer mon membre, mais je demeurai quand même incertain de son désir. D'ailleurs, elle continuait de parler: 

- Je voudrais me lire à travers ce qui me déchiffre.

Tout s'écrit, et cependant rien ne reste ... sauf une trace. Rien ne reste du surgissement dans le surgi. Rien que l'illusion attachée aux mots. Mon château est mon livre.

Vous l'avez parcouru, même vous, comme un lecteur pressé par l'anecdote. Vous l'avez parcouru sans voir sa figure ... Je voudrais y former une équation d'hommes et de femmes entre les deux parties de laquelle la conscience du gonflement du sens ne s'éteindrait jamais - et peut-être la conscience de cette montée respirante rendrait-elle concomitants le savoir et le pouvoir. Voulez-vous tenter cela avec moi?

- Oui, mais à travers vous.

Mona s'inclina vers moi, et tandis que ses lèvres se posaient sur mon sexe, sa chevelure se répandit sur mes cuisses, sur mes hanches, si bien qu'il me sembla être plongé jusqu'à mi-corps dans un fleuve d'or roux. Et cette vision me fascina au point que ce que je voyais devint à mes propres yeux comme une apparition: je m'apparus dans le fleuve de la connaissance d'elle - pur spectacle où j'étais à la fois présent et absent, où j'étais tantôt moi-même et tantôt mon double. Mais alors que je m'abandonnais à cette pulsation, Mona se retira, me regarda, reprit:

- Après le règne du Je, il va bien falloir que vienne le règne du Nous, dont le couple exprime déjà la nostalgie. Je voudrais perdre dès maintenant mon nom; je voudrais que commence cette entreprise collective.

J'écoutais. Je désirais Mona et ce futur qu'à travers elle je croyais voir. Je n'imaginais rien. Je me tendais vers elle.

- En attendant, poursuivait-elle, je cherche à mettre au point une pratique susceptible de faire évoluer l'individu, susceptible de modifier son énonciation. Les exercices principaux jouent soit de la cruauté, soit de la dérision, soit de la déception systématique... Il faut beaucoup de volonté pour décevoir... La déception entraîne le dérèglement des sens : elle fêle l'écran mental habitué aux seules projections du Je, et par cette faille d'autres images passent ... ou peuvent passer. La déception est analogue à la cruauté: elle est, par rapport à elle, la violence froide ... Les femmes savent cela d'instinct. Le vagin est un phallus déçu, et que sa déception a retourné. Le Nous le dépliera ...

Mona reverse sur moi sa ruisselante chevelure; sa bouche me reprend, et je ne sais pourquoi j'ai soudain besoin d'affirmer:

- j'ai vu la blancheur de l'os au fond de la plaie; j'ai entendu l'œil exploser sous les dents; j'ai vu la fleur de chair saignante; j'ai vu la giclée du cerveau ...

Mona se recule, me regarde au visage, dit:

- Un jour, on fixera entre mes cuisses une ridicule foutoire en bois, et je viendrai vers toi, et de deux coups de reins je crèverai tes yeux, et tu jouiras pendant que j'enfilerais les trous sanglants.

Je bande. Mona me regarde toujours au visage. Le désir me soulève, me tend vers elle. Sa bouche me reprend, m'enveloppe d'un tourbillon humide, serre ma hampe. Je me cambre et je vois: je vois que je travaille à trouer le visage de la beauté. Je me cambre davantage, mais à l'instant la bouche me dégorge:

- Vous êtes bien membré, déclare Mona, mais cette matraque vous gêne car nous avons encore à parler: je vais vous faire achever par l'un de mes amis.

Elle appuie sur un bouton, et bientôt je vois glisser sur le seuil une grande ombre.

- Voici Kao, dit Mona. Un gigantesque singe entre.

- Un nouvel ami fait-elle, en me désignant au singe, qui me tend la main. Je réponds à l'étreinte de la poigne, puis retourne m'asseoir dans mon fauteuil.

Le singe s'accroupit devant moi.

- Kao, lui dit Mona, mon ami a besoin de toi. Le singe se penche vivement et d'un coup, enfourne

ma pine dans son énorme gueule, cependant que Mona continue:

- Kao est mon favori. Il ne s'éloigne jamais de mon ombre. Il est irremplaçable. Quand j'ai besoin de femmes Kao pan en campagne; quand j'ai besoin d'hommes Kao pan encore en campagne. C'est à la fois la tête et les membres de ma garde privée.

Tourné vers Mona, j'essaie de lui présenter une figure attentive. Le singe, tout en travaillant ardemment de la gueule, tantôt me dévisage de ses petits yeux fureteurs et cruels, tantôt louche désagréablement vers mon bas ventre.

- Kao, poursuit Mona, Kao a une denture divine: je n'emploie jamais d'autre sécateur pour ma cuisine.

Elle me sourit. Moi, dans un grand effort et sans quitter son regard, je me cambre pour offrir plus de commodité aux caresses du singe.

- Plus vite, dis-je à la bête, plus vite.

Et, de la main, j'entreprends de lui flatter le menton et les babines, cependant que je lui fourre dans la gueule tout mon instrument. L'animal, bien que je lui braquemarde la gorge, semble apprécier l'intention. Ses lèvres pendantes font un bruit inquiétant de déglutition; je me souviens d'une promenade dans un marais, où chacun de mes pas déclenchait à peu près le même bruit. Je me souviens. Je me promène dans la bouche. La langue s'est enroulée autour de ma hampe. Les papilles sont mille petites ventouses suceuses. La salive couvre mon ventre, mes cuisses. Un arbre pousse au bout de moi. Ses feuilles cherchent le soleil rouge; ses racines pompent mon sang. Je regarde fixement Mona; j'essaie d'avoir le visage léger; je dis:

- Sa salive ne vaut pas la vôtre, madame, mais sa langue a presque un pouvoir supérieur à celle de vos chiens. Pourquoi ne pas faire plaisir à votre King-Kong? Vous devriez lui mettre un peu la pine en branle.

A mon étonnement, Mona se lève aussitôt docilement, vient s'agenouiller auprès de la bête et commence de lui masser le membre.

- Regardez, fait-elle, voici une chose hors catégorie, c'est sûrement ce qu'on appelle l'idéal.

Mona appuya son front contre le flanc velu et s'appliqua à régler le rythme du va-et-vient de sa main sur celui de la respiration de l'animal. Les yeux de ce dernier brillaient, mais sa gueule travaillait plus lentement. Le couple inattendu que j'avais à mes pieds me faisait penser aux couples de donateurs qu'on voit aux vitraux des églises. La grâce montait-elle des mains de Mona jusqu'à mon vit, ou bien de lui, et à travers la bête, descendait-elle jusqu'aux mains de Mona? Le spectacle, en tout cas, me donnait un avant-goût du corps mystique.

Mona releva le front, me sourit, et le nimbe que lui faisait sa chevelure me parut en effet la doter déjà de qualités célestes.

- Il faudrait, dit-elle, que je vous conte l'histoire de Kao ... Le discours ne nuit pas au foutre: il l'élève de la simple activité de reproduction à la spéculation par excellence ... Je faisais un voyage en Afrique du Sud. Un jour, bien que je ne m'intéresse pas aux rumeurs d'un pays où, justement, l'on ne spécule pas, ou seulement sur le tarif des bêtes, je fus saisie par la physionomie de singe qui ornait toutes les premières pages. Je me fis traduire le jargon: il s'agissait d'un certain Kao, singe de cirque, qui faisait scandale. Il se livrait, disait-on, à des exhibitions choquantes, bonnes tout au plus pour un public de brousse. Il fallait que l'autorité sévît. Je crus d'abord à quelque machination destinée à justifier l'ardeur policière, puis ma curiosité se piqua, et je décidai d'aller voir. On s'arrachait les places; j'eus la mienne à prix d'or. On vit, pour commencer, ce qu'on voit toujours: des jongleries, de la gymnastique, des sauts de la mort; puis quand le spectacle du danger eut bien surexcité la salle, < Kao, Kao, Kao >, se mit-on à hurler de partout, Il y eut des roulements de tambour, des cris de trompette, le silence. Arrivèrent trois chevaux blancs empanachés, montés par trois donzelles aux couleurs que l'on prête à la lune. Cela, naturellement, se mit à caracoler, à faire des mines et des grâces, tout en voltigeant de croupe en crinière. Je ne comprenais pas la tension dramatique qui montait dans la salle. l'allais même sortir quand apparut le grand singe. Il bandait royalement. Un projecteur désignait sa foutoire, que l'on avait enduite pour la faire briller. Les chevaux accélérèrent. Il y eut un ballet de froissements d'air, de pinceaux de lumière parmi lesquels les écuyères semblaient faire la scie. Le singe tournait lentement autour de l'arène. De temps à autre, il martelait sa poitrine, et l'on entendait battre le cœur des femmes, car il régnait un silence fantastique. Cette espèce de ballet se prolongea longtemps, puis Kao bondit en direction d'une écuyère, qui fit détaler sa bête au grand galop. La poursuite fascinait la salle. Enfin, d'un grand élan, Kao fut en croupe, et, dans le même mouvement, il éleva l'écuyère au-dessus de sa tête, la maintint d'une main cependant que, pivotant sur l'autre, il changeait de position et tournait le dos à la course pour que l'envol de la crinière ne dissimulât point son érection. Alors, quand il se fut bien calé, toujours brandissant son écuyère, on le vit effeuiller les habits de cette dernière et les lancer un à un vers les quatre axes de la salle. Ensuite, des deux mains, il saisit l'écuyère aux hanches, lui écarta les jambes d'un habile coup de menton, les disposa de pan et d'autre, talons sur les épaules, et, la tenant ouverte à bout de bras, il éleva sa fente vers la foule, puis l'abattit d'un coup vers sa machine où elle s'empala. On entendit un cri. La robe du cheval se tacha de rouge ...

Kao écoutait. Quelque chose flambait dans ses yeux.

Sa langue m'aurait trop promptement arraché du foutre, si bien davantage et à contre-courant, je n'avais joui de la contemplation de Mona, discourant tout en branlant son ami singe, dont la foutoire prenait des proportions extravagantes.

- J'ai oublié de dire que l'écuyère était noire ... Un soir, alors qu'il était déjà normalement lancé à la poursuite de sa proie, Kao saisit brusquement une Blanche du premier rang, bondit avec elle en croupe, l'effeuilla, lui fit le coup de l'écuyère ... On réagit trop tard ... Le scandale fut terrible. Il me permit d'acheter Kao, que je sauvai ainsi du peloton d'exécution ... Kao comprit évidemment, car il me fut aussitôt très attaché. Je l'emmenai passer des vacances en mer, puis mon yacht alla mouiller sur une côte peu fréquentée des Blancs. Kao put courir la campagne, et il me ramenait chaque jour un hommage: parfois un onagre, une girafe, plus souvent de belles négrillonnes, dont je devins friande. Les tam-tams annoncèrent la venue d'un dieu amateur de jeunes filles; le sang de poulet fuma sur les autels; on tira des présages des branches cassées et de l'herbe foulée par Kao, mais tout cela désignait la mer et s'y perdait. Enfin, lassée de tant de négritude, je fis lever l'ancre et rentrai ici avec ce bon gardien ...

L'urètre de Kao moussait avantageusement. Sa chose ressemblait à présent au phallus de Délos avant sa réduction chrétienne ou barbaresque, et la main de Mona ne couvrait que la moitié de la rondeur. Je bandais toujours à pleine peau, mais ne me sentais plus en danger de perdre prématurément ma semence.

- Vous voyez, cher, une fois qu'une femme s'est emmanchée sur cet appareil, elle n'espère plus grand chose des mâles de son espèce. Le problème est qu'il y faut une pointure d'accouchée, ou bien une certaine préparation ... Kao est le degré suprême du fouting ... Avant Kao, il n'y avait rien; après Kao, il n'y a plus rien ... Kao est mon instrument - l'instrument de ma faveur ou de ma disgrâce... Kao est mon pal, et Kao a maintenant l'intelligence du pal, qui sait faire durer sa victime. Kao est insensible, sinon à ma colère, et à défaut d'écuyères, il ne prend plaisir qu'aux juments. Il faut le voir foutre ses amantes à la course, dans un nuage de cris et de poussière, qui fait se ruer toute l'île au spectacle. l'ai dû d'ailleurs limiter les séances publiques, car chaque fois c'était une hécatombe: les femmes, prises d'hystérie, se roulaient par terre, s'arrachaient les cheveux et les poils, s'usaient le sexe sur les pierres ou bien s'empalaient sur les piquets de clôture et les supports de vigne. Aux hommes qui n'allaient pas assez vite à les foutre, elles mangeaient les couilles et les yeux: .. Quand Kao fout publiquement, c'est comme l'entrée d'Héliogabale à Rome. On voit des rondes s'enculer, des femmes boire du sperme par tous leurs orifices, des jeunes gens se jeter sous les sabots de la jument, et moi, il m'arrive de lâcher dans cette mêlée mes chiens et mes serpents pour qu'il n'y ait plus de limite à la folie collective. Alors, le foutre et le sang mouillent la terre, et le piétinement terrible qui malaxe cette boue vivante fait monter à la surface de la pâte de grosses bulles, qui éclatent comme des yeux. Et là-dessus, quel merveilleux soleil, le soleil des arènes... vous verrez ...

Mona haletait, et son corps se balançait d'avant en arrière pour suivre le long mouvement qu'exigeait à présent la montée et la descente de ses mains d'un bout à l'autre de la pine du singe. La fatigue et l'exaltation creusaient ses traits, faisaient briller ses yeux; j'aurais voulu la retenir et à la fois j'étais heureux de la regarder s'épuiser au service de la bête. Soudain, je dis:

- Ne pourriez-vous le faire achever par quelqu'un?

- Imbécile! hurla-t-elle, Tu verras quand je ferai grandir ça dans ta bouche! Sais-tu à quoi ressemble un visage fendu jusqu'aux oreilles? Ensuite, on coupe la mâchoire inférieure, et chacun vient pisser dans le trou.

Kao venait d'immobiliser sa bouche, où tout mon appareil était engagé. Un éclair de méchanceté illuminait ses yeux. Je sentais les dents appuyer sur le bas de ma hampe. j'avais peur, comme au bord d'un gouffre. Mona éclata de rire;

- N'oubliez pas que nous sommes amis, et d'ailleurs vous n'êtes pas au menu.

Kao cracha ma pine et se redressa, dominant Mona qui inclina vers son visage l'énorme sexe. Un moment, les mains nouées autour du gland, elle contempla l'orifice de l'arme, puis se leva et regagna son fauteuil.

- j'aimerais, dit-elle, que vous enfiliez l'urètre de Kao, si je n'avais peur que vous ne l'abîmiez. Mieux vaut qu'il aille retrouver ses juments.

Elle fit un geste, frappa dans ses mains, Kao gagna aussitôt la porte et disparut.

- Mais vous-même, dit-elle, qu'allons-nous faire d'un aussi gros gressin?

Ma pine, comme empesée par la bave du singe, était formidablement raide. Son ombre marquait l'heure sur mon ventre. Je rêvais d'un midi au soleil de Mona. - Voulez-vous un anus, une bouche, un vagin? Vous pourrez même choisir l'âge et la couleur.

- Puisque nous sommes amis, madame, vos deux pieds pourraient suffire à mon plaisir.

Mona se pencha, puis lança vivement vers moi sa main droite: il en jaillit une lanière qui me cingla en pleine poitrine.

- Merci, dis-je. Si vous commenciez ...

Mona sourit, se rapprocha, leva les jambes et les fit glisser le long de mes cuisses, jusqu'à ce que ses talons aient pris appui contre l'aine. Alors, les deux creux m'enveloppèrent d'une ferme caresse dont je facilitai le va-et-vient en y participant.

- Parfait, dis-je, mais pourquoi voiler mon horizon? votre mont de Vénus y ferait merveille.

Les jambes se raidirent, l'air siffla. Un peu de sang étoila ma poitrine. Lentement, je levai l'un de mes pieds et tentai de le pousser entre les cuisses de Mona. La lanière, par trois fois, mordit mon cou et mes épaules.

- Vous avez tort, dis-je, la beauté fait bander doublement, car le désir de son désir nous possède. Devant ta beauté, j'ai besoin de dire Nous; devant ton sexe, c'est seulement Je qui crie de faim. Devant ta beauté plus ton sexe, je ...

- Comme tout cela est banal. Il n'y a plus de rose mystique: il n'y a que ta pine et mon trou, et nous devons seulement varier les figures pour intensifier l'absence qui creuse l'un, que veut combler l'autre ...

Elle se raidit et sa robe parut se déchirer de haut en bas, montrant l'espace entre les seins, le ventre, les cuisses longues, mais notre position me cachait presque tout, les genoux de Mona restant serrés pour assurer la prise de ses pieds autour de mon sexe. Je m'enfonçai dans mon fauteuil pour obliger les jambes de Mona à s'allonger, et relevant la tête, je vis la base du triangle roux. J'accélérai le rythme dans l'espoir que le frottement des cuisses exciterait la fente et la ferait bâiller, mais les pieds me pompaient par le seul effort du jarret contre mes propres cuisses. Mona cependant continuait de m'invectiver:

- Il faut combattre l'oppresseur avec ses propres armes; il faut retourner contre nous-mêmes ce dont nous aurions tendance à nous satisfaire; il faudrait que nous soyons toujours un œil ouvert. Je voudrais écorcher ta queue, te mettre à vif.

Alors, sans que ses pieds cessassent de pomper, elle lança de nouveau vers moi sa lanière et frappa en plein front. Il me sembla que ma peau éclatait, mais aussi que je voyais plus clair. La lanière rentrait, eût-on dit, dans la main de Mona et en rejaillissait avec un sifflement de vipère. Je voyais le cuir se dérouler vers moi, m'atteindre, repartir taché de sang.

- Que diriez-vous d'un joli quadrillé? fit Mona en éclatant de rire.

- Des losanges plutôt: il y a un fou dans toute bonne tragédie.

Mon torse flamba sous les coups qui suivirent. La main s'ouvrait, se refermait: elle jetait vers moi la douleur comme on lance un yoyo. Tout à coup, je criai. - Qu'as-tu fait de ta fente de putain?

L'air s'immobilisa, devint épais de silence. Mona me regardait au visage, et quand j'eus mes yeux dans ses yeux, j'y lus toujours la même intelligence intraitable, mais si profonde qu'à la fois elle me bouleversait de joie et me terrifiait.

- Tu voudrais me baiser? dit-elle doucement.

Je la regardai. Je n'osais espérer. Je n'osais bouger. ]' étais suspendu.

- Viens, dit-elle encore.

Elle retira ses jambes et ramena sur elles les deux pans de sa robe, d'un geste qui me parut la pudeur même. Ses yeux me souriaient maintenant, et il y avait sur son visage la lumière de l'amour. Je tendis mes mains vers ce visage, me levai, me rapprochai, esquissai une caresse. li neigeait de nouveau, il neigeait de la douceur. Mes mains s'en allèrent sous la cascade rousse flatter la nuque, puis l'oreille. La bouche de Mona vint se poser au creux de ma hanche.

- Je t'aime, dis-je.

- Je vais me montrer toute à toi, dit-elle.

Elle se leva d'un seul élan, se tint une seconde contre moi, cambrée, les yeux illuminés, puis se détourna tout en faisant glisser sa robe. Je vis les épaules et le dos inondés de mèches rousses; je vis la courbe adorable et les deux globes, puis un brusque déploiement des bras décrivit comme une roue dans l'espace, cependant que Mona se renversait devant moi, jambes ouvertes. Entre ses jambes, il y avait une énorme tache blanche - en vérité un masque de céruse au sommet duquel la toison faisait comme un toupet. Deux gros yeux me fixaient depuis le plus profond du ventre et entre eux, la grande bouche qui partageait verticalement ce visage était fardée de rouge sur tout le pourtour des lèvres soigneusement rasées. Dans cette bouche, baveuse et crispée, une énorme pipe était plantée: une pipe au double fourneau.

 

Je savais à présent ce qu'est la violence froide. Mona se releva tout aussi brusquement qu'elle s'était renversée et dit:

- Chevalier, vous avez une triste figure, que diriez vous d'une bonne pipe?

De la main gauche, elle me fit pivoter; de la droite, elle retira l'objet qu'elle avait entre les jambes et, d'un coup, me l'enfonça dans le cul.

- Couilles devant, couilles derrière, vous voici un surhomme!

J'étais sale, sanglant, saturé; je touchais quelque chose en moi, quelque chose d'effondré - mais non, j'étais enfin en ruine, l'herbe n'allait plus repousser, ni la mousse: je verrai ma terre brûlée -la terre nue et l'arbre -l'arbre d'os toujours dressé au bout de moi - statufié, minéralisé ... Une seconde, j'eus ce rêve blanc, mais presque aussitôt j'en fus tiré par le bras raide qui poussait de mon ventre, et qu'excitait de plus belle ce qu'on venait de m'emboîter au derrière. Je me tournai vers Mona, la vis qui se penchait pour ramasser sa robe, et la saisissant à la nuque et à la toison, me jetai sur elle. Ainsi, je la maintins pliée, et contrainte de me faire beau cul, elle m'ouvrit le nid charnu au fond duquel palpitaient les fronces de l'œillet. Je poussai ma foutoire aussitôt au bord de la corolle, lançai mes hanches à toute volée et m'enfonçai jusqu'à la garde. Mona gémit, mais demeura docilement courbée, crispant l'anus par saccades pour m'exciter. Ses mains remontèrent même le long de mes cuisses pour me flatter les fesses et manier la pipe qui m'enculait. Ce double jeu s'intensifiait du fait que Mona le partageait, même si elle me demeurait parfaitement obscure. Je nous vois faire. Je me souviens. Le sexe bave dans ma main que le fard des lèvres a barbouillé de rouge; j'y plonge l'autre; j'en colorie le ventre et les seins, les épaules et la ligne de nuque à partir de laquelle la chevelure renversée balaie le sol. Ma pine émerge et rentre et balance le temps. La pression de tes mains me colle à toi, la pression de tes mains qui me travaillent au fondement. l'enfonce. Je force. Je m'enfonce, couilles choquant la bouche chaude. Je gonfle encore. Je sens la bague et le tuyau. Je veux gonfler jusqu'à l'explosion et que mon sang transmue la fosse à merde.

Ô cul, vieux crâne chauve, quel trépan archaïque t'a fendu si profond? Ou bien ta grande fontanelle ne bâille-t-elle ainsi qu'afin de nous montrer que tu es deux en un, avec la symétrie de tes deux hémisphères, polis comme galets et pareillement nus? Ô face austère, image blanche des fabuleuses mutations, tu flottes sur le temps comme méduse sur la mer, méduse sèche, invariable et tellement finie que l'infini s'y cogne, faisant autour de toi cette houle invisible qui, comme par magie, tourne les têtes à ton passage! Ô face de silence, quelle bouche cyclopéenne où la parole n'est que vent! Je te salue, car à l'heure où l'usurpatrice touche terre, ta courbe enfin touche le firmament, et tu domines, ô cul, et c'est la vérité que tu fixes là-haut! Et ceux qui ont des yeux pour voir voient alors, au centre de leur propre raie, briller l'unique chrysostome!

Je gonfle. L'Autre ne bouge plus qu'au pourtour, par saccades, et ses pressions m'illuminent la hampe. l'ai devant moi la colonne des vertèbres, et c' est sa cavité que j'enfile, m'imaginant y voir monter, comme le mercure au thermomètre, la lumière de notre amour. Je suis le serpent des vertèbres, le dieu noir du nadir, le contrepoids de l'autre soleil, mais comment la flamme sombre se change-t-elle en son contraire? à travers quel oubli de soi? Et n'est-ce pas le plus grand mystère que l'oubli de soi qui vous métamorphose en quelqu'un d'autre? Je me souviens. Vous ne bougez plus. Vos mains, cramponnées à mes fesses, me plaquent contre vous. Et vous poussez, vous vibrez, vous êtes intérieure, et mon phallus en votre cul est comme pierre en le foyer du philosophe. Vous êtes belle: je le vois sans vous voir. Vous êtes mon équerre et l'angle où la marée déferle et roule sur soi même. Vous êtes, vous êtes là : exacte, à fleur de peau. Vous allez monter de vous-même à ma rencontre ainsi que la buée monte de la terre. Mais où suis-je? Courbé sur vous comme l'Isis nocturne ou bien si pivotai que je ne suis que pointe, et pointe qui vous cloue? Ou bien encore, votre cul est-il le Globe à l'intérieur duquel je joue à nous jouer, vous-même étant tout à la fois le lieu, le temps, l'action et l'assistance? Mais vous riez soudain, et l'édifice tremble autour de moi et cela me rend l'amour que je lui fais et je vois les marches : la spirale qui descend dans votre corps, et je me dis: closes sont les portes, mais non la faille, par où je tombe, par où toute ma nuit tombe sur votre nuit qui monte. Ô le théâtre, fourneau de la métamorphose! Et nos mains, nos mains qui rendent tout cela si étroit et si creux, qu'il n'y a rien d'autre au monde que cette chute dedans et ce vide dehors. Mais vous riez: vous avez lu mon rêve, vous avancez les hanches pour me jeter dehors, et je vois, de mon ventre à votre trou du cul, cette passerelle de chair qui me fit faire tant d'idées. Où suis-je? Là, debout, - me regardant sortir de toi comme un étron, et riant - riant moi aussi de me voir tomber de si peu haut.

- Nous avons voyagé, dis-je.

- A peine, dites-vous, je suis sèche.

Et vous achevez de me chier, et vous vous redressez, et vous me regardez de votre oeil inexorable, et vous me crachez au visage, et vous êtes belle, avec cette crête dressée entre vos jambes et ce rouge partout qui vous fait des dessins sauvages, face auxquels je me sens plus nu et tel que ces marins, descendeurs de fleuves impassibles, qu'on allait crucifier aux poteaux de couleurs. Vous bâillez. Vous dites.

- Je m'ennuie.

Vous allez vers le lit de fourrure. Vous disposez les coussins. Vous vous allongez, face à moi. Vous me regardez. Vous mettez vos yeux dans mes yeux, pour que je sente la distance et le froid. Vous insistez, cependant que vous vous cambrez, que vous écartez vos jambes. Vous êtes belle. Vous êtes nue. Vous ramenez lentement vos mains vers vos cuisses. Vous les posez de pan et d'autre de la motte souillée de couleurs. Vous dites:

- Ici. A genoux. Lave-moi.

Et je dois m'avancer, m'agenouiller, courber ma tête, tendre mon visage. Vous me giflez. Vous me prenez aux cheveux. Vous lancez ma bouche contre votre bouche basse. Vous la frottez contre elle. Vous la déchirez avec vos poils raides de fard. Vous hurlez:

- Je ferai litière à mon chat avec la sciure de tes lèvres, avec la grenaille de tes dents, avec les copeaux de ton visage.

Vous hurlez. Vous êtes belle: je le vois sans vous voir.

J'ouvre la bouche. Je sors ma langue. Je vous lèche. Mon nez vous respire. Par la fente de mes paupières, je vois que vous êtes peinte comme les vieilles vierges, et que parmi les plaques et les écailles on voit paraître l'âme, cette peau blanche. Je lèche. Ma salive est rouge et amère. Je lèche. Votre crête s'entrouvre sur une odeur d'amande. Vous hurlez encore:

- Langue sèche, langue minable, mon clitoris va te crever les yeux pour que quelque chose enfin baigne ma blessure.

Je lèche. Je salive. Votre main est nouée sur ma nuque. Votre fente se creuse. J'y bave. l'aspire l'intérieur de ma propre bouche pour en tirer une gorgée de bave, que ma langue répand de haut en bas. Vous soulevez vos cuisses. Vous vous poussez à ma rencontre. Vous vous ouvrez. Vous prenez mon nez, ma bouche entre vos grandes lèvres. Vous vous fixez à mon visage comme le poulpe au rocher. Votre bec pointe entre mes yeux. Vous criez:

- Sale chien, te voilà muselé!

Et je pense: travestissez-moi en vous, faites-moi un visage qui soit votre corps, agrandissez ma bouche de votre bouche. Et je vous souris intérieurement, et je vous lèche, et vous baguez ma langue en crispant l'entrée de votre con. Cependant que je vous vénère ainsi, un effort maladroit chasse d'entre mes fesses la grosse pipe que vous y avez logée. Vous ramenez vos jambes en arrière. Vous posez vos pieds sur mes épaules. Vous me projetez à la renverse, tout en explosant de fureur:

- Barbet de barbon, tu fais le clabaud par-devant et la bouche bée par-derrière! Si tu as joué au casse-pipe, je vais jouer au casse-couille! Ramasse! Apporte!

Vos yeux sont blancs de colère. Vos genoux relevés accentuent le bâillement de votre fente. Vous jouez bien. Vous êtes si présente que j'ai honte d'être à la renverse. Alors, je me tourne, je rampe, je ramasse la chose, je reviens, je fais le beau. Vous ne me voyez pas. Vous ne voyez que mon et votre personnage. La chose est dans ma main. Elle est chaude encore de ma chaleur. C'est la première fois que je vois, que je touche cette sorte de masque. Cela est souple et dur à la fois. Je l'élève vers vous, une couille dans chaque main. Je l' élève et le maintiens à hauteur de mon visage. Vous riez. Vous avancez la main. Vous caressez la hampe, et puis, soudain, vous m'arrachez la chose, vous la brandissez, vous me l'abattez sur la tête, sur la bouche, sur les yeux, et vous riez. Vous riez. Vous dites:

- A moi la fleur des pines, tressez-m'en des couronnes, faites-m'en des vaporisateurs ...

Et vous riez, riez. Vous êtes belle. Vous me frappez encore. Votre ventre remue entre vos cuisses. Vous mettez du rouge et du blanc sur la fourrure. Vous avez de l'écume sur les lèvres. Vous avez les seins mauves et vous montrez les dents. Vous avez cessé de me regarder. Vous restez le bras en l'air, comme si vous étiez saisie par ce qui arme votre main. Vous regardez: c'est un phallus noir. Vous l'approchez de votre visage. Vous lâchez tout à coup sa hampe mais le rattrapez par les couilles. Vous dirigez vers moi la pointe noire. Vous criez:

- Suce ta propre merde!

Vous lancez la chose vers ma bouche, à bout de bras et de toutes vos forces. Vous lancez mais je serre les dents. Vous tuméfiez mes lèvres. Vous lancez. Vous lancez, et votre regard rencontre mes yeux. Vous voyez l'image et je vois en même temps que vous mon œil crevé. Vous savez aussitôt qu'à ce coup je vais ouvrir la bouche, et vous m'enfoncez la chose dans la gorge, couilles au ras des dents. Vous me voyez suffoquer et votre œil chante. Vous avancez et reculez votre main. J'ai le goût du pal dans la bouche, le va-et-vient de sa douleur. Vous dites:

- Ouvre les yeux!

Votre main enfonce, retire. Je salive, je fais coussin de ma langue. Votre gorge bat. Vos lèvres sont gonflées. Vos narines frémissent. Vous êtes belle. Vous maniez la chose très régulièrement, et je la suce avec docilité. Je la suce pour que vos yeux continuent de chanter, pour que vos mamelons brunissent et soient raides, pour que la fourrure luise sous votre ventre, pour que vous ne pensiez pas que je pense. Vous êtes accroupie. Vos genoux touchent mes flancs. Vous vous rapprochez encore. Vos deux mains tiennent le phallus noir. Vos deux mains le placent entre vos seins qu'elles cachent. Vous vous penchez encore. Votre menton se pose sur ma tête. Mon front sent battre votre gorge. Je suce avec application. Je sens votre chaleur. Vos mains remuent doucement. Vos mains font des caresses rondes. Vos mains font semblant d'aimer ma bouche en flattant la pointe de vos seins. Vous devenez chaude et moite. Vous m'enserrez entre vos genoux. Votre souffle monte. Vos mains tournoient plus vite. Vos jambes se déplient et encerclent mes hanches. Vous prenez appui sur elles pour soulever votre bas-ventre et le frotter contre moi, lèvres ouvertes et me mouillant. Vous êtes douce. Je glisse mes mains sous vos fesses pour vous aider à promener votre sexe sur ma poitrine. Vous me serrez très fort avec vos jambes. Je dis:

 

- Vous êtes belle.

Vous soubresautez contre moi. Vous me frottez de chaleur. Vous gémissez. Je me lève. Je vous porte nouée à moi. Je dégorge la pine noire et conduis ma bouche sur votre cou, sur vos oreilles. Je fais descendre le frottement de votre ventre vers mon propre ventre. Ma bitte vous attend. Vous reculez un peu comme si vous cherchiez à lui présenter votre trou sous un angle commode. Vous reculez encore. Vous repoussez ma poitrine en vous servant contre elle de l'objet tout trempé encore de ma salive, et puis, quand vous m'avez écarté quelque peu de vous, vos jambes me serrent plus fort et vous dites:

- Mon amour!

Et votre main droite, toujours étreignant le masque phallique, plonge entre nous, plonge entre vos jambes. repousse ma batterie braquée, enconne en vous la grande image. Et vous vous renversez, et quand vous êtes de nouveau allongée sur la fourrure, les jambes toujours me retenant à la taille, vous me regardez au visage et vous dites:

- La tienne est blanche comme la mort, fais-moi jouir avec la noire .. ,

Vous me souriez. Vous tendez votre main vers ma main. Vous l'étreignez d'une pression comme amicale. Vous la conduisez vers la chose qui vous perce, et quand elle y touche, vous me renversez sur vous en me tirant avec vos jambes. Vous avez su faire tomber ma bouche sur vos seins. Vous avez su me casser à genoux contre l'angle du lit. Vous vous cambrez. Vous conduisez ma main pour qu'elle tire et enfonce à votre gré. Vous dites ...

- Mon amour ... mon amour ... le désir suprême est sans désir mon amour ... si tu nous cherchais, tu me trouverais .

Vous parlez entre vos lèvres. Vous conduisez ma main plus vite. Vous écartez vos jambes et ne me tenez plus que de la pointe du talon. Vous dites:

- Lèche fort mes seins ... mon amour ... sois la bouche anonyme ... l'acte pur que l'on fait sans agir ... mon amour, quelqu'un m'a rêvée, et moi je t'ai rêvé, et toi tu rêveras quelqu'un ...

Vous haletez. Vous êtes possédée. Votre ventre tourne sur lui-même. La terre se lève. Vous me rêvez si fort, mon amour, que je comprends enfin comment l'on peut accomplir sans s'approprier l'accomplissement. Vous libérez ma taille. Vous vous soulevez. Vous êtes devant moi qui ai glissé de vous et qui suis à genoux. Vous forcez mes mains à courir plus vite, plus vite. Vous criez:

- Blessure... ma blessure ...

Vous criez, mais votre voix vient de plus loin que vous. Ou plutôt, il y a une autre voix dans votre voix : une voix qui m'entoure, qui nous entoure, comme si votre gorge était le soufflet de l'espace. Aussi tout, maintenant, bourdonne-t-il alentour, faisant déferler vers ma bouche ce cri de plaisir qui retourne le mien et me le rentre dans la gorge.

 

Et pour finir : Extrait du prière d’insérer à l’édition de poche (L’Imaginaire, Gallimard)

 

BERNARD NOEL

« Être inacceptable ...

Il ne s'agissait pas de faire scandale ni violence, mais de céder à l'emportement d'une révolte qui, en soulevant l'imagination, combattait la censure intérieure et la réserve timide. L'écriture fut en tout cas un moment de jubilation et de liberté intenses, car être inacceptable conduit simplement à ne pas accepter les oppressions de l'ordre moral et de sa propre soumission. Ce livre, poursuivi pour outrage aux mœurs, est-il devenu inoffensif? Ou bien la censure s'est-elle faite plus subtile en privant de sens - donc de plaisir - aussi bien les excès imaginaires que les valeurs raisonnables? »

 

 

Remarques complémentaires, par Claude Lizt - Elle et Lui

 

Elle : La première citation est une illustration du mythe ancestral de la défloration des vierges, que l’on retrouve dans les films « Emmanuelle » et même « Pacohontas». Remarquons que héros de la défloration de la vierge le paie assez cher : il doit « faire peau neuve » au sens propre du terme, sous les coups de fouets. Seul cela en fera : « un des nôtres ». Avec un sens affirmé de la contraception, on retire la vierge au dernier moment, et il éjacule vers la vraie lune. Donner la vierge en pâture à l’invité qu’on veut faire « des nôtres », c’est vieux comme le monde. Il faut remarquer que cela se passe en pleine entente cordiale entre les deux « tribus-monde » des hommes et des femmes. Ils sont assis en demi-cercles face à face et l’action se passe à la jonction des deux cercles tandis que les verges qui lui arrachent la peau sont tenues par les hommes et par les femmes. C’est vraiment un rite consensuel. Il est un homme, on lui donne une femme, ce sont les femmes et les hommes de la tribu qui font ce geste. C’est une illustration parfaite du « marché des femmes ». C’est la mise en œuvre de l’exogamie. Remarquons par ailleurs, dans ce conte, que les femmes sont censées s’en satisfaire, puisqu’elles en jouissent elles aussi. La vierge déflorée deviendra la compagne du héros. C’est le second extrait du texte.

 

Sur l’écriture des scènes sexuelles

Elle : S’agissant du second extrait, je me suis beaucoup ennuyée ! Il n’y a pas de suspens comme dans le premier. Les vraies « scènes de cul » n’intéressent que celui qui les vit. Ou alors le grand frustré qui les lit en se masturbant. Dans Claude Lizt, on n’a pas jamais une description de la mécanique, comme : « je lui enfonce le doigt ici, elle salive sur ma queue, elle trémousse du cul, elle mouille, etc… ». Ce sont les relations qui sont intéressantes, pas les gestes. Le geste seul, même parsemé de « je t’aime », ne m’intéresse pas. La description technique des manœuvres lubrifiantes n’a aucun intérêt. En bref, la description des gestes, saupoudrée d’adjectifs incandescents, et de zestes de : « j’aime, je t’aime, c’est bon », c’est très ennuyeux.

Lui :« Mais chez Claude Lizt dans la « scène de Fontainebleau », par exemple » ( voir sur ce blog dans les extraits de « Le Voyage à Genève »), n’est ce pas une pure description de gestes ?

Elle : Non, et de plus, elle entre dans une histoire, elle a un sens dans le temps et dans l’espace. C’est la fin du Voyage (ça, c’est pour l’histoire), et c’est le retour au point de départ (ça, c’est pour l’espace). Et cela donne énormément de sens à la scène. Une scène décrite à sec n’en a pas. M’importe tout ce qui touche à la relation, à l’identifiable différence, à ce qu’ils attendent l’un de l’autre, à ce qu’ils se font… les gestes ne m’intéressent que porteurs de cela.

Lui : En d’autres termes, il s’agit d’écrire à la fois les relations des corps, des sensations, des imaginaires et des discours. Et tout cela ensemble doit « faire une histoire ». Pas facile….

Chez Bernard Noël, même dans la scène finale avec la comtesse, où on ne manque pas de discours, on n’évite pas une sorte de bric-à-brac de science fiction, de sado masochisme, de nègres fouteurs, de zoophilie (molosses et gorilles), de vierges déflorées dans des cérémonies rituelles ( ici avec la relation des aventures antérieures du gorille Kaos, ce qui reprend le thème de la première scène.). Le fil de l’histoire est de plus assez mince : l’auteur se débarrasse de la fin par cette idée, il faut le reconnaître assez plate, du phalanstère des « sages du plaisir ».

Réel toléré et réel imaginaire

Lui : Dans les mises en scène ( en Cène ?) de Bernard Noël, le réel toléré est relativement large, ce qui en fait un support efficace du réel imaginaire du lecteur. Quant au réel imaginaire des héros de ces scènes, il s’agit de dévoration, d’énucléation et finalement, d’exécution. Par conséquent, c’est la limite extrême de tout réel imaginaire, puisque s’il tombait dans le réel tolérable, il mettrait évidemment fin, par la mort, à l’acte et au plaisir.

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16 septembre 2011 5 16 /09 /septembre /2011 17:00

Bernard Noël et la dévoration(1)

Le Château de Cène, Gallimard, 1969

 

Nous donnons ici de très larges extraits de ce texte, considéré par beaucoup comme important et qui faillit être censuré totalement à sa sortie en 1969 ( On voit à quel point 68 avait libéré les mœurs !)

Les extraits sont précédés d’un résumé de l’action et d’un commentaire de Claude Lizt sur les imaginaires à l’œuvre dans le texte, et suivis de remarques, en particulier sur l’écriture des scènes sexuelles.

 

Résumé de l’action et commentaires par Claude Lizt

Résumé de l’action du « Château de Cène »

Un homme, probablement européen, arrive dans une île perdue que l’on imagine tropicale et habitée par un peuple indigène encore peu touché par la modernité. Après un long voyage à pied à travers l’île, il se fixe dans un village de pêcheurs. Il pêche lui-même pour survivre et vit modestement parmi les villageois. Ceux-ci finissent par l’adopter, jusqu’à lui permettre de participer et même d’être « l’élu » d’une cérémonie initiatique annuelle : la défloration d’un jeune vierge dans un hommage à la lune. Cette cérémonie rassemble au crépuscule tout le village distribué en deux arcs de cercle se faisant face : les femmes et les hommes, au son puissant des tambours. Apparaît la divine ordonnatrice de la cérémonie. C’est naturellement une femme magnifique, nue, blanche et rousse. Elle est d’une beauté « à mourir » et ne fait qu’apparaître pour scander la cérémonie. De la danse houleuse des jeunes hommes et des jeunes filles s’élance une jeune fille, la vierge promise à l’initiation. Notre voyageur, qui danse parmi les jeunes hommes de la tribu, se sent arraché par une force invincible hors du groupe et subit avec courage une série d’épreuves où il est cruellement fouetté. Ceci le conduit juste entre les jambes écartées et le buste haletant de la vierge, le sexe gonflé à bloc, et il la dépucelle dans un vaste cri collectif qui fait disparaître la déesse rousse.

Notre voyageur vit alors une sorte de période de noces avec sa sauvageonne. Elle se révèle être une grande jouisseuse, elle jouit dès qu’on la touche et il ne s’en prive pas dans de longues séquences sensuelles disons « classiques ». Mais on sent bien qu’il finit vite par s’ennuyer. Il interroge discrètement les villageois sur l’apparition de la sublime rousse et apprend qu’il s’agit d’une « comtesse », qui vit dans le château d’une l’île, invisible mais à quelques heures de rame de son village. Dès cet instant, il ne pense plus qu’à rejoindre le château de l’île et à conquérir la beauté rousse.

Il part un soir en barque et aborde à l’aube (« aux doigts de rose »). Le comité d’accueil  sur la grève est constitué d’un superbe noir impassible et muet, accompagné de deux énormes molosses qui se jettent sur lui, le déshabillent en lui arrachant avec leurs crocs ses vêtements, le lèchent puis le sucent avidement, le font jouir en le suçant et en le sodomisant, et le forcent à éjaculer dans leur cul, dans une gerbe de plaisir éblouissant et jusqu’ici inconnu de notre jeune homme. Le voilà, après cette épreuve, autorisé à pénétrer dans le château.

Il s’y retrouve enfermé dans un ascenseur de verre, lui-même au centre d’une immense bulle de verre, avec un tout aussi immense nègre qui entreprend de s’occuper de sa queue, toujours dans le silence le plus total. Commencent à roder autour de sa colonne de verre d’inquiétants molosses, du type de ceux qui l’ont violé et fait jouir sur la plage. Puis apparaît un très bel éphèbe, dont on comprend que c’est un des nombreux jeunes gens qui tentent d’approcher la déesse rousse. Les chiens se jettent sur lui, l’attaquent, le déchirent, alors qu’extatique il semble jouir d’avoir pu s’approcher ainsi de la belle et d’être dévoré par ses fauves. Au moment où le dernier molosse lape le dernier œil du jeune éphèbe et le fait craquer entre ses crocs, le nègre tire de la queue de notre héros une grande giclée de sperme qui le fait jouir à en hurler.

J’en passe.

Il finit par avoir accès à la Comtesse, qui engage immédiatement avec lui une discussion spéculative sur le plaisir, tout en lui montrant sa fente. J’en passe. Et tout ça se termine par une scène sexuelle ( la Cène ?) où sont nettement privilégiées les masturbations réciproques ou parallèles et surtout l’aide d’esclaves masturbateurs : non plus cette fois un grand nègre, mais un immense gorille à la queue monstrueuse, grand fouteur de juments.

Il apparaît à la fin que  tout ceci n’est  qu’une initiation qui permet d’entrer dans un cercle très fermé de sages, hommes et femmes qui, ayant percé les secrets du plaisir, déambulent en grande robe blanche et en sandales sur une terrasse magnifique, surplombant un paysage digne d’une vue de l’Olympe plongeant dans la mer Egée.

Ah, j’avais oublié qu’au passage la petite sauvageonne tente de rejoindre son voyageur aimé sur l’île, y parvient et, si je me souviens bien, n’est pas trop maltraitée. Mais elle n’est là que pour bien faire comprendre, si par hasard on ne l’avait pas encore fait, qu’avec la rousse c’est quand même vraiment autre chose…

De quoi s’agit-il dans ce livre ?

De l’expression, souvent très talentueuse, de deux imaginaires bien masculins.

Le premier, en mode mineur, est l’imaginaire colonial classique de la belle sauvageonne grande jouisseuse « naturelle », du nègre et du gorille « super » membrés, branleurs et fouteurs.

Le second, qui est ici majeur, est l’imaginaire de la dévoration. Ces histoires mettent en scène la thèse selon laquelle le summum de plaisir dans l’acte sexuel n’est pas obtenu par la pénétration et le fait d’être pénétré, mais par l’entre-dévoration des organes sexuels. On peut comprendre pourquoi, l’entre-dévoration des organes sexuels est directement menace de castration. Alors que couple prendre/être prise est au contraire l’imaginaire de la double castration réussie ( ou pas trop ratée…).

 

 

Extraits

 

P16

La cérémonie initiatique de la défloration de la lune vierge : « Matopecado, cria la foule »

Un soir, où pareille disposition m'avait poussé dans ma retraite, j'entendis soudain une musique dont l'étrangeté même me parut aussitôt un appel. Je suivis la rue transversale et atteignis l'épaulement qui me cachait la mer. La musique venait d'en haut : d'une grande terrasse parmi les chênes lièges. Et là, faisant cercle, tout le village était rassemblé. (Je ne remarquai pas d'abord que la foule formait en réalité deux demi-cercles opposant les hommes et les femmes.) L'océan, au pied de la falaise, semblait une plaine de métal.

La musique venait du groupe des vieillards, qui occupait le centre du demi-cercle des hommes. Les instruments n'étaient que de grands coquillages sur lesquels on avait tendu des cordes ou des peaux. De temps à autre, une flûte leur répondait chez les femmes, Quand j'apparus, il y eut un flottement, comme si passaient un souffle d'attente, puis un d'angoisse, puis de curiosité. Un instant, quelque chose dans mon corps perçut un danger, mais à peine en pris-je conscience que la chose était déjà passée. Un vieillard me désigna ma place, et j'allai aussitôt m'accroupir parmi les jeunes gens, qui composaient l'une des extrémités du croissant masculin, et qui se poussèrent pour m'accueillir.

Comment dire le rythme auquel obéissait l'assemblée puisque je m'y suis soumis d'instinct? Ou plutôt non. Je me souviens. C'était au fond de moi comme une mer d'ombre, d'où la musique tirait une marée, qui soulevait tantôt mes membres, tantôt ma langue ou mon corps tout entier. j'étais très loin ou très profond, là où l'habitude n'est plus qu'une peau morte depuis longtemps tombée, et où le corps retrouve le contact avec la race unique,

D'abord, il n'y eut que cette musique: charnelle, insinuante, et qui me traversait jusqu'aux os - musique jaillissant de ces grandes calebasses marines, tantôt en roulements, tantôt en crissements. La flûte répondait par cris déchirants, toujours inattendus, et qui faisaient frémir toute l'assistance. Il ne s'agissait pas d'écouter, encore moins d'observer, mais seulement de se laisser tomber en soi-même: d'être la mer profonde d'où le cri brusquement arrache un jet de vie,

A quel moment alluma-t-on le feu? Et pourquoi? Je ne sais. Déjà mes gestes ne m'appartenaient plus ; déjà mes mains tremblaient et s'agitaient autour de mes épaules, au sommet de mes tempes. La nuit rougit. Toutes les mains des hommes dansaient à l'égal des miennes, tandis que les femmes demeuraient immobiles, figées comme des statues blanches. La nuit rougit plus haut. Les cris de la flûte devinrent plus fréquents, plus aigus, la danse de nos mains s'accéléra. Un sifflement jaillit de ma gorge - de nos gorges -, et je me sentis dressé par le souffle qui, très profondément, prenait appui sur le ventre et armait mon corps,

Un cri encore, et de chaque extrémité du croissant féminin deux jeunes filles s'avancèrent. Au premier moment, ce ne furent que deux formes élancées parmi les flammes rouges ; deux formes qui se tordaient dans le crépitement des aiguilles de pin et les volées d'étincelles. Le halètement de nos gorges s'accéléra au milieu du roulement sourd des coquilles à musique ; nos mains devinrent plus vite et nos bustes, lentement, allèrent de droite à gauche, de gauche à droite. Les jeunes filles, maintenant, battaient le sol de leurs talons ; leurs épaules, encore immobiles, dominées par l'abrupt du menton pointé raide. Le feu montait à mesure qu'augmentait la vitesse des talons, mais, soudain, un cri figea toute la scène, et nos mains demeurèrent tendues.

Dans le silence brusque, un vieillard se dressa et, la tête tournée vers l'est, il commença de psalmodier une litanie dont je n'ai rien retenu. Autour de moi, je sentais les corps vibrer au vent des mots ; et moi qui ne savais pas, je vibrais aussi à cette mélopée dont mes nerfs s'agaçaient non sans plaisir. Quand la voix s'arrêta, la nuit posa sur nous une présence douce que presque aussitôt un cri jeté par toutes les femmes déchira. Le vieillard lança sur le feu une poignée de sel, puis une brassée nouvelle de branches d'eucalyptus, et tandis que les flammes léchaient en crépitant la plaie ouverte dans la nuit par leur propre jaillissement, une femme émergea de la forêt des chênes. Elle était nue.

Belle à mourir : quelqu'une vous a-t-elle un jour arraché ces mots? L'absolu marchait vers nous enveloppé d'une chevelure rousse ; il avait un visage à réveiller les dieux et des seins qui mettaient de l'intelligence dans nos mains. Le triangle bouclé était le point de gravité de ce corps, que chaque pas rendait plus admirable, car sa démarche accentuait sa grâce en l'accordant à l'air, à la nuit. La beauté à ce comble est à la fois si vive et si entière qu'elle se propage : soudain le monde change, ou bien l'œil voit le fond, et l'harmonie n'est plus un mot. L'arrivante fit le tour du brasier, se nimbant d'une rougeur qui rendit plus bouleversants la cambrure des  reins et le globe épanoui des fesses, au-dessous duquel quelques boucles se laissaient deviner, Puis, avec toujours la même grâce lente, elle gagna, à l' opposé du point par lequel elle avait fait son entrée, l'espace où, vers l'ouest, le demi-cercle des hommes rejoignait celui des femmes. Elle s'assit un peu en avant de ce lieu où se fermait la ronde, et les deux jeunes filles qui avaient dansé vinrent se placer de part et d'autre d'elle.

La musique reprit : sourde, grave, roulant des râles rauques, et l'angoisse, tout à coup, devint insupportable. Mon regard venait de s'inverser, trouant la tête, trouant le corps, vidant la moelle de mon dos, et la nuit s'engouffrait dans ce trou, et j'avais peur de la cataracte d'images qui, suivant le flot des ténèbres, dévalait la pente de mes os et m'emplissait d'un tourbillon. Tant de visages, tant de gestes : poissons noyés montrant leur ventre au fil du temps. Et la mort, la mort, là-bas, sous l'arche...

La flûte jeta un cri terrible ; mes yeux revirent la nuit tropicale, et je fus debout avant de l'avoir commandé à mon corps : la main de la Beauté venait de se tendre dans ma direction. Le vieillard qui, tout à l'heure, avait parlé s'approcha de moi :

- Tu as voulu être des nôtres? dit-il. Je fis signe que oui,

- Tu as voulu être des nôtres, et elle t'a désigné, son regard étincela,

- Elle t'a désigné … , Comprends-tu ?

J'étais pétrifié, Peur, étonnement, interrogation, gêne, perplexité, espoir, attente, je ne sais. Le vieillard cria encore :

- Elle t'a désigné !

L'assemblée rompit son cercle et tous les villageois, un à un, vinrent rapidement m'examiner. Leurs yeux, pourtant, ne reflétaient aucune curiosité, rien qu'une sombre décision à laquelle j'associais deux mots contradictoires en y percevant une bonté inexorable.

La Beauté ne bougea pas, ni ses suivantes pendant le mouvement général des autres.

Quand le défilé eut pris fin, hommes et femmes se rangèrent face à face sur deux rangs. Puis le vieillard parla :

- Qui croit obéir à son propre désir n'obéit qu'au désir, à travers lui, de l'espèce. Il faut dépouiller le moi ; il faut mettre à nu l'élan de l'espèce.

Il me désigna et continua :

- Ceci est Son corps - le corps de Son désir. Puis ne s'adressant qu'à moi :

- La nuit nouvelle va succéder à la nuit ancienne, le mois nouveau va chasser le mois ancien .. Tu es le corps, tu vas épouser la lune nouvelle.

Deux hommes sortirent de la nuit, les bras chargés de verges qu'ils disposèrent en deux tas bien distincts près du feu. Les musiciens allèrent déposer leurs instruments à la lisière de la forêt sur des claies de feuillages. Le vieillard fit un geste vers les femmes, et trois d'entre elles, les plus vieilles, vinrent vers moi. Aussitôt, elles entreprirent de me déshabiller, et moi, l'esprit paralysé, je les regardais faire comme si, déjà, j'étais devenu un autre.

Avec précaution, elles dégagèrent mon sexe, et quand ce dernier parut, la flûte déchira l'air à petits cris aigus.

Les suivantes se levèrent alors ; elles firent le tour du brasier, s'approchèrent, soulevèrent leurs ruisselantes chevelures et vinrent en baigner mes épaules et mon ventre, longuement. Plus tard, l'une s'agenouilla, et sa langue, cherchant le trajet de mes nerfs, fit surgir sous  ma peau devenue transparente un arbre à vif. Puis, à l'instant même où la violence de la caresse arquait mon corps, la jeune suivante se déroba soudain et s'enfuit vers la forêt. Je fus à l'instant de la suivre mais un regard du vieillard me cloua sur place :

- Ce qui est passé est passé, dit-il.

Il fit un geste, et tous les membres de l'assistance allèrent prendre une verge dans les fagots déposés près du feu : les femmes dans l'un, les hommes dans l'autre. Ensuite, chacun reprit place, et les deux rangs se reformèrent.

Trois vieillards vinrent alors flanquer la suivante qui, près de moi, était demeurée inactive ; sur un nouveau geste du meneur de la cérémonie, ils commencèrent à dévêtir son corps gracile, dont la pâleur embuait la grâce.

- La lune nouvelle est vierge, déclara l'un des déshabilleurs en pointant un index stupide vers le pubis découvert, tandis que ses deux acolytes partaient d'un rire qui s'enfla jusqu'à ce que le meneur y mît fin comme sur un point d'orgue. La lune nouvelle est timide, ajouta-t-il pendant que la jeune suivante s'enfuyait en plaquant sur le haut de ses cuisses une main maladroite.

Sur un ordre, elle revint se placer entre les trois vieillards qui la menèrent à l'une des extrémités du double cordon d'hommes et de femmes, cependant que le meneur me conduisait à l'opposé en disant :

- Tu vas aller vers la lune nouvelle, mais prends garde : l'heure est plus longue que tu ne penses. L'heure ne nous obéit pas. Il faut la traverser avec patience. Si tu cours, le temps qu'elle contient s'enfuira, et tu ne le retrouveras plus jamais, Ni toi-même.

Je voulais comprendre. Je comprenais. Je me voyais comprendre. La forme blanche de la suivante était allongée à une cinquantaine de mètres devant moi, au bout de la double rangée d'hommes et de femmes. Mon sort ne me posait plus aucun problème : je franchirais le temps.

Un premier pas me porta en avant ; aussitôt, de chaque côté, les verges me cinglèrent. Mon corps se crispa, voulut bondir : je le retins et fis un autre pas. Les coups reprirent. Je voyais les deux longues haies humaines onduler devant moi : c'étaient deux haies de gestes sans visage entre lesquels l'air se brouillait. Et, pas à pas, j'avançais dans ce brouillard sifflant. Les verges flexibles épousaient à chaque coup toutes mes courbes et y allumaient de longues brûlures. Une sueur froide dégoulinait pourtant le long de mon dos. Bizarrement, je ne voyais plus rien car mon regard, qui venait d'éclater vers l'intérieur, faisait dans mon corps une large traînée d'or au bout de laquelle mon sexe était épanoui : toute ma faculté de voir bandait royalement au-dessus de mes couilles gonflées ; et je portais cela devant moi, je le portais triomphalement sous les coups de baguettes qui, de plus en plus précis, mordaient ma chair autour du membre raide, et parfois l'enflammaient d'un coup sec. Ce bras terrible, qui émergeait de moi, me tirait en avant avec une force irrésistible et sûre. Alors, tandis que mon sang commençait de couler en épaisses rigoles, je vis mon regard intérieur se gainer de rouge - d'épais nuages rouges, et la terre trembla, et je sentis la nudité de mes os.

Dans un éclair, il me sembla que la distance à parcourir touchait à sa fin, mais les coups redoublèrent, et je ne sus plus rien. J'essayai de remonter dans ma tête; j'essayai de fixer en moi une image précise, mais on aurait dit que mon corps perdait, et que ma vie entière s'enfuyait. Je me souviens. Un matin d'enfance a coulé soudain dans ma gorge. L'odeur de l'herbe m'a saoulé, une seconde, et le piaillement d'un moineau que j'élevais en cachette dans le grenier. Et puis, les coups ont cueilli tout cela, et il n'est resté que la douleur - la douleur de savoir que je n'en finissais pas de finir : plaie toujours vive mais avivée encore par les coups ailleurs que sous leur directe blessure.

Et puis, très brusquement, tout changea, car je me souvins que, d'avance, j'avais accepté ce qui m'arrivait - et tout ce qui pouvait m'arriver. Alors, j'allai au-devant des coups avec la volonté d'épuiser le possible, et le feu qu'ils allumaient sur ma peau, j'en fis ma force. Et tout flamba, car j'étais rompu de partout : mes fesses, mon ventre, ma poitrine étaient rongés, pénétrés, fouillés. Je n'avais plus de peau. J'étais porté au bout de moi-même. j'assistais à ma fin, puisqu'il fallait que, moi aussi, je devienne nouveau. Ce qui me brisait me remodelait, et la douleur se métamorphosait en amour, j'aimais, j'aimais la nuit nouvelle et la lune montante et le tressaillement de mon grand arbre d'os. Sur lui, comme un lierre tout blanc, mes nerfs tremblaient au souffle de la chasseresse, dont je savais maintenant la présence toute proche. A l'instant où la flamme se renversa, l'autre flamme s'alluma, et la mort me rouvrit les yeux.

Il y avait un silence palpable. Il y avait devant moi la lune vierge, dont la pâleur marquée de noir s'écartelait. La flûte cria ; mon souffle retrouva son assise. Mon sexe se tendit vers sa cible, que l'ombre de la toison rendait pareille à l'âme de la nuit, et malgré moi je hurlai, car l'axe du monde à cet instant me traversa.

Un bond, alors, me jeta vers la lune nouvelle. Mon sexe se baigna dans l'humidité de ses lèvres, mes mains prirent ses seins, ma bouche sa bouche, et nous commençâmes de tomber à travers la nuit, cependant que mon pilier de chair recevait un hommage de sang vierge, qui fuma sur mes couilles. Mon sexe, ayant forcé l'entrée, courait entre les parois palpitantes pour atteindre le fond de la gaine douce. On faisait cercle autour de nous ; on était suspendu au rythme de notre souffle. Peau à peau, j'adhérais à la lune nouvelle, la fécondais du terreau brunâtre de mes blessures tandis que son sang neuf huilait notre rencontre. De temps à autre, je retirais mon sexe rouge pour qu'on le voie saillir entre nos jambes, puis se précipiter, ressortir et se précipiter encore. La nuit, où nous coulions, accrochait à nos os des mystères que le vent de notre course suffisait à résoudre. Il y eut comme un trou d'air, une chute dans la chute, mais à cet instant, je sentis qu'on m'enlevait : des mains m'avaient saisi aux épaules et aux jambes, et je fus arraché. Enfin, on me retourna, et soulevé à bout de bras, je vis le ciel contre moi et le lait de ma semence y jaillit, si bien que la lune nouvelle put glisser vers le sommet de la nuit et y ouvrir un trou doré.

- Matopecado, cria la foule.

 

P 31

L’amour tranquille avec le fille de couleur.

Le héros fait l’amour avec sa belle sauvageonne noire la vierge qu’il a déflorée et qu’on lui a donné pour compagne, avant de partir pour l’île de la rousse mystérieuse, « belle à mourir », qui présida à leur union…

 

Je me souviens. C'est comme un cœur dans mon oreille. Mais peut-être ma langue cogne-t-elle seulement trop fort contre la cage de mes dents. Parfois, je suis tellement creux que tu y viens et que l'ombre crie grâce là dedans. Alors, je tends la main, et il y a un peu d'or rouge parce qu'il va faire nuit. La chambre est un trou dans la pierre : un tombeau ouvert. Tu ne me parles plus. Ta buée aussi est devenue rouge. Si je soulève un peu la tête, je ne sais plus si je vois le ciel ou la mer.

Je me souviens. Nous sommes nus et allongés sur le drap blanc, et l'un et l'autre immobiles en attendant que la nuit vienne gommer le signe dont nous formons le double trait. J'ai fermé les yeux, il y a longtemps. Je regarde les jours d'autrefois tomber comme des feuilles. Et le vent de cette chute tourne une à une mes sept peaux, et je vois des cellules chier dans mon sang, et je vois l'air prendre cette boue pour lui faire remonter ma gorge et la jeter dehors. Et il fait nuit.

- Douce, dis-je. Douce.

Tu ne réponds pas. Tu es noire. Alors ma main va, lentement va vers toi. Elle court un peu le long de ton flanc, puis tout à coup se précipite et escalade ta cuisse. Là, elle marque un temps d'arrêt, comme pour se faire oublier, puis elle glisse vers le ventre et noue ses doigts à la toison. Nouvel arrêt. Tu respires contre mes phalanges hautes. Tu attends et j'attends. L'une de tes mains est partie vers moi, en cachette. Je sens son approche. Je la fuis en cambrant mes reins. Sage, sage, murmures-tu. Et ta main me touche, grimpe tranquillement sur mon ventre, court vers la cuisse, retombe, se coule sous le pli de la fesse. Tu es là comme une ombre qu'on ne voit pas dans l'ombre, mais dont on sait qu'elle vous guette. Soudain je pense : je t'aime. Et ta main devient caressante tandis que la mienne, traversant tout le buisson bouclé, se laisse tomber le long des grandes lèvres, puis allonge doucement chacun de ses doigts pour couvrir tout le sexe. Écouter. Ne pas bouger. Attendre. Je vois des mille-pattes au fond de mon ventre, et leurs pattes deviennent les cils d'un gros œil rouge. Ta main est sous mes couilles. Ta main harde. Pas encore. Ne pas bander encore. Une bulle de silence se gonfle autour de nous. Tu fouilles mes fesses, et j'imagine que, moi aussi, j'ai là une grande bouche. Et toi, sous ma main, tu frémis, et des pouls fleurissent au bout de mes doigts pour répondre à tes palpitations. Emma, Emma, Emma, dis-je très vite, en sentant qu'une salive vient à tes grandes lèvres. Ton index me perce : je suis une bague de chair, que je serre et relâche pour qu'elle joue à ton doigt. Tu te cambres contre ma main devenue plus pesante, et sa pression suffit à t'ouvrir. Tu es une fente humide. Je t'aime. Je touche ton bouton, et tu gémis, et tu roules contre moi, et nos mains dérangées se perdent sur toute cette peau qui vient. La mienne alors, en passant près de mon visage, m'apporte ton odeur, et je veux te prendre à la nuque, je veux. Mais tu mords mon épaule, puis ma gorge. Je cherche ton sexe avec tous mes doigts. Tu les écartes, tu te dresses. J'ouvre les yeux pour surprendre ton geste, et je vois seulement que l'air de la pièce est devenu laiteux, et qu'à reculons tu nages vers moi. Tu flottes au-dessus de moi. Tu poses tes genoux aux creux de mes aisselles. Tu te penches. Tu promènes tes lèvres sur mon sexe, puis ta langue, puis ta bouche entrouverte. J'ai des yeux dans le ventre - des yeux qui voudraient rouler entre tes dents; mais quand tes lèvres doucement m'enserrent, il y a un grand reflux à travers tout mon corps, comme si le fait que mon sexe se tendît renvoyait mon regard à sa place. Tes genoux serrent fort, et je ne déclos mes yeux que pour voir s'abaisser vers mon visage la motte où bâille la vallée douce. Et il y a ton odeur. Et je n'ouvre d'abord la bouche que pour manger cette odeur. Ma langue est tendue. La tienne glisse le long de la grosse veine. Je grandis. Je heurte ton palais. C'est moi, là-bas, qui remplis ta bouche ; mais c'est moi davantage ici, dans ma langue tendue, qui maintenant se pousse entre d'autres lèvres. Je suis un arc et toi la corde. Tu suces à présent toute la hampe, et moi, je lèche, je mordille. Et tu deviens terreuse et humide et profonde, et je parcours tout ton sillon. Je me souviens. Emma se déchaîne. Sa bouche descend, remonte, amoureux bracelet que mon membre remplit. A chaque mouvement vers le bas, le nez vient battre entre mes couilles et les seins contre mon ventre. J'aime. J'aime. Et la chère langue de ma maîtresse se noue au bourrelet du gland, et sa douce salive huile mon arme. Mon nez, cependant, s'est poussé au plus creux du sillon pendant que ma langue danse autour du raide petit bouton. L'anus se contracte à hauteur de mes yeux, puis fait la moue et laisse entrevoir derrière l'ourlet brun un filet de chair rose. J'aime. Tu aimes. Nous aimons. Emma fait tanguer ses hanches, dégorge sur mon nez un suc un peu amer, frotte contre mes lèvres enflées le fond de sa fente dans un tournoiement qui accompagne exactement la danse de ma bouche. Le tournoiement grandit. Les poils caressent tout mon visage. Je heurte le fond de la gorge à chaque glissement du bracelet vers le bas de la hampe. Les seins battent mon ventre, comme deux petits talons. Chaque saccade d'Emma dépose sur ma poitrine une moiteur qui irradie. Je baigne mon index dans le creux de la motte, l'enduis de l'odorant mélange de salive et de suc, puis, tandis que ma langue remonte tout le sillon, l'enfonce brusquement dans l'œillet dont la corolle digne. Il y a un gémissement. Les mains d'Emma glissent sous mes fesses, les écartent, et son doigt me rend la pareille. Son ventre se couche sur ma poitrine. Nous tournons ensemble. Nous écrivons notre amour. La gravitation s'accélère dans le ciel vide. Là-bas, le point se rapproche. A l'intérieur de la moelle, une bouffée de blancheur descend. Les couilles brûlent. Dans un sursaut de volonté, je décolle ma bouche, retire mon sexe. Emma gémit, se plaint. Viens, viens! crie-t-elle. Je la jette en travers du lit, l'enjambe, la couvre, la poignarde jusqu'au fond. Silence. La lumière est sur son visage. Nous nous regardons. Nous n'avons plus de peau devant. Même chaleur, ma douce, même danse de la chair sur les os, même frémissement parmi les branches. La vie est si vive dans la tête que les yeux saillent. Silence ... J'aime. Tu aimes. Nous aimons. Nos souffles s'approfondissent, se rythment, installent dans nos ventres la certitude d'être ensemble. Calme, calme. Lumière dans le duvet de ta joue. Tu souris. Tu m'invites. Tu sèmes à travers tout ton ventre les battements de ton cœur pour que les pulsations de la paroi affolent mon engin. Je te souris. Je me soulève. Je retire lentement ma queue de ton ventre. Je la regarde émerger. Puis, d'un mouvement que nous voulons inexorable, je l'enfonce dans ta conscience, la retire, l'enfonce plus loin. Tu vibres. Tu mouilles. Tu me gaines de longues palpitations. Je gonfle encore. Et j'admire, en le contemplant une nouvelle fois entre nos jambes, que tu aies fait pousser au bout de moi ce bras, cet os, à la racine duquel ballotte une double orange. Tu soulèves ton ventre à la rencontre de cette machine, tu l'enfournes, tu la déglutis, et je la regarde s'engloutir avec exaltation. Tu la retiens, pompant de toutes tes forces, serrant, battant, mais je manœuvre à l'envers et vois avec la même exaltation ma pine émerger centimètre par centimètre et découvrir sa tête. Mais tu refuses de dégorger l'engin, et tu pousses ta motte à sa poursuite. Je me souviens. Les racines des poils étaient pleines de bave. C'était une prairie sous l'eau, et ma pine pointée vers la bouche de la source, était gluante et fumait. Alors, j'eus le désir fou de me planter dans cette terre grasse, d'en être enduit, d'en avoir sur tout le corps les marques. Je pris les mains d'Emma, les plongeai l'une après l'autre dans la source, et j'en fis des pinceaux qui me bariolèrent à ses couleurs. Je me souviens ... Je suis ton sauvage. Je viens de te clouer. Je danse. Tu fais beau con vers moi, et je te cloue encore. Va, va, dis-tu. Remplis mon trou à ras bord. N'y laisse rien que la place de toi, et l'envie de toi, l'envie d'être foutue par toi. J'enfile. Je plonge. Je cogne en toi jusqu'à faire trembler tes épaules. Et le choc de mes couilles contre ton cul m'exalte. Je t'aime. Je prends tes seins. Tu lances ton pubis si fort contre moi que j'ai mal. Tu griffes mon dos, ma nuque. Tu noues tes jambes à ma taille. Tu crispes ton vagin pour qu'il devienne la mâchoire qu'il rêve d'être. Tu te pends à mon cou, et moi, dressé sur mes genoux et sur mes mains, je te balance pour que tu marques le temps de notre passion. Je t'aime. Ta mâchoire m'encercle, et je ne sais plus qui bat d'elle ou de moi dans le flot de salive douce. Tu m'aimes. Tu ruisselles. Et je dis: suce-moi jusqu'à plus soif. Et je dis ou je pense: odeur du plaisir, je t'aime ; fontaine du temps, je t'aime ; source de l'imaginaire, je t'aime ; trou du dépassement, je t'aime ; couronne des pines, je t'aime. Tes talons battent mes fesses. Tu es le balancier d'une horloge folle. Ta bouche entre dans ma bouche pour que nos langues se battent entre nos dents. Je ne soutiens plus notre course que d'une main ; l'autre, j'en cueille la liqueur qui dégouline de ton trou ; puis, elle s'en va barbouiller nos lèvres ; puis, je t'en frappe, je t'en fouette. Et, de rage, tu me serres plus fort, et le balancier va encore plus vite, cependant que je crie : Mange-moi. Et toi : Encore. Plus loin. Plus loin. Je ne suis plus que cet os rouge dans ta bouche. Et là-haut, il y a comme une longue fumée de cri entre tes dents ; et là-bas, ta bouche molle se contracte. Te voici nouée, ô ma belle nouée à mon arbre et prête pour la grande explosion. Mais le nœud demeure immobile et central pendant que jaillissent alentour tous nos membres et que, roulant au fond de la mémoire commune, nous partageons le même cri.

La nuit de juillet nous recouvrait de sa douceur, et pour ne point la troubler, l'océan ne froissait qu'à peine sa surface. Rien n'était plus urgent que la jeunesse et le bonheur, à perte de vie, car le bonheur rend inlassable la jeunesse, et bientôt nos corps se cherchaient de nouveau. Nous savions que, contrairement à l'ordre de la rhétorique, il ne s'agit pas d'épuiser le sujet, mais de le rendre inépuisable.

 

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Bernard Noël et la dévoration(2)

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5 novembre 2010 5 05 /11 /novembre /2010 21:27

L’amour chez Badiou et du côté des lacaniens

Par Claude Lizt

 

 

 

V.2: 11 11 10

©Claude Lizt


 

8L'amour est important dans le système philosophique d’Alain Badiou. Il est en effet, avec la politique, la science, et les arts, l'une des quatre «procédures de vérités ». L'amour produit une vérité : la vérité du Deux. Pour comprendre la théorie de l’amour de Badiou, il faut donc lire ses deux ouvrages philosophiques fondamentaux. On saura ce qu’ « est » l’amour dans : « l’Etre et l’événement » ( Seuil, 1988) et comment il « apparaît » dans les mondes dans : « Logiques des mondes » ( Seuil, 2006). Celles et ceux qui ne cherchent qu’un premier abord de la question, pourront lire deux ouvrages de vulgarisation plus récents. Le livre : «Eloge de l'amour », avec Nicolas Truong, (Flammarion 2009) et le chapitre sur l'amour dans : « La philosophie et l’évènement », avec Fabien Tarby, (Germina, 2010). Cependant, pour le véritable amateur, ces textes sont un peu insuffisants. Une excellente solution intermédiaire est de lire le texte « Qu’est ce que l'amour ? » publié, après avoir circulé sur d’autres supports, dans « Conditions », Seuil, 1992. Il résume de manière relativement formalisée l'essentiel de la théorie qui nous intéresse ici. Il donne en particulier une définition de la « position homme » et de la « position femme », ce qui nous concerne au plus haut point.

Dans la suite, les citations de « Qu’est ce que l'amour ? » publié dans « Conditions », et de « La Philosophie et l’Evènement » sont notées : « Cond. p. xx » et « Phi. et Ev.p. xx »

 

L’amour selon Badiou


La théorie de l'amour que propose la philosophie de Badiou est remarquable d'inventivité et de rigueur logique.

Elle se donne à elle-même trois exigences de compatibilité : (Cond. p. 255)

 

« Le mot « amour» sera donc ici construit comme une catégorie de la philosophie, ce qui est légitime, comme on le voit au statut de l'éros platonicien.

Le rapport de cette catégorie à l'amour tel qu'il est en jeu en psychanalyse, par exemple au point du transfert, restera sans doute problématique. La règle latente est une règle de cohérence externe : « Fais en sorte que ta catégorie philosophique, si particulière qu'elle puisse être, demeure compatible avec le concept analytique. » Mais je ne vérifierai pas dans le détail cette compatibilité.

Le rapport de cette catégorie aux révélations de l'art romanesque restera indirect. Disons que la logique générale de l'amour, tel que saisi dans la faille entre vérité (universelle) et savoirs (sexués), devra être ensuite mise à l'épreuve des fictions singulières. La règle sera cette fois de subsomption : « Fais en sorte que ta catégorie admette les grandes proses d'amour comme une syntaxe fait de ses champs sémantiques. »

Enfin, le rapport de cette catégorie aux évidences communes (car l'amour, comparé à l'art, à la science ou à la politique, est la procédure de vérité, non pas forcément la plus fréquente, mais la plus proposée) sera de juxtaposition. En la matière, il y a un sens commun, dont on ne s'écarte pas sans quelque effet de comique. La règle peut se dire : « Fais en sorte que ta catégorie, si paradoxales qu'en soient les conséquences, reste bord à bord avec l'intuition amoureuse socialement dispensée. »

 

Je situerai mes remarques dans le « bord à bord » de la philosophie de Badiou avec «l’intuition amoureuse socialement dispensée ». C'est également le point de vue qui sera adopté ensuite pour commenter certaines thèses lacaniennes récentes sur le rapport sexuel, celles de Gisèle Chaboudez.

S'agissant de Badiou, on ne donnera ici que de toutes premières remarques, portant sur deux choses assez différentes. Premièrement le repérage de certaines difficultés ou, disons, « aspérités » du système de Badiou sur l’amour, et en particulier sur la différence sexuelle. Deuxièmement l'identification de ce dont le système de Badiou ne parle pas, de la part de l'expérience qu'il ne présente pas à la pensée, la part qu’il laisse dans l’ombre.

 

La thèse de Badiou sur l’amour peut être très brutalement résumée ainsi. Il y a deux «positions» absolument disjointes qu’on peut appeler la «position Homme (H)» et la «position Femme (F)». Disjointes veut dire qu’il y a une radicale disjonction entre ce qu’est la présentation du monde pour l’un et ce qu’elle est pour l’autre. Ou, pour dire les choses de façon simple, H et F vivent toute chose de façon radicalement différente. Conséquence : il est impossible en vérité de savoir qu’il en est ainsi, qu’il y a une disjonction entre deux positions H et F. C’est une impossibilité logique. Pour qu’il y ait une perception du « Deux », il faudrait qu’il existe un troisième terme qui observe la différence.

Dans le système de Badiou, il n’y a pas de troisième terme qui observe les différences. Il y a un processus qui « fait vérité de cette différence ». Il y a un processus qui fait que deux individus affrontent leur trajectoire dans le monde avec cette hypothèse toujours à éprouver et à vérifier qu’il y a un « Deux ». C’est cela l’amour, l’une des quatre procédures de vérité.


La discussion avec Badiou va s'ordonner autour de deux thèmes : « Amour et sexualité » d’une part et « La différence sexuelle » d’autre part. Nous évoquerons aussi une question plus partielle : la fidélité et nous finirons par une véritable provocation "féminine "(et non pas féministe) de Claude Lizt - Elle: « Quelle est la « position » de la philosophie de l’amour de Badiou ? »

 

Amour et sexualité


En tant que procédure générique, produisant une vérité, l'amour n'est pas sexué : la procédure de vérité « amour » est la même pour les deux sujets, et de manière générale pour tous les humains, sous réserve qu'ils aient fait une « rencontre » et que la déclaration : « je t'aime » ait été faite.

Ce sont les savoirs sur l’expérience de l’amour qui sont sexués. Ils relèvent de l'expérience, donc de l'apparaître et non pas de l'être. Ils sont différenciés selon les deux positions : Homme et Femme. (Ce qui différencie ces positions chez Badiou est discuté dans le second point). Ici, ce qui nous intéresse est la place des corps dans l’expérience du processus amoureux.

Plusieurs choses sont dites par Badiou sur les corps et l’amour.

Dans certains passages, l’expérience érotique est citée parmi d’autres : la vie conjugale, faire et éduquer des enfants, etc… et de manière plus générale tout ce qu’on fait lorsqu’on adopte la définition de l’amour de Saint-Exupéry : « l’amour, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction ». Regarder quoi ? Le monde dirait Badiou, très proche sur ce point de Saint-Ex. L’expérience érotique n’a aucune place éminente ou spéciale dans la succession d’expériences où se manifeste la fidélité à la rencontre amoureuse qui inaugure le processus de la vérité du deux. Parfois, elle n’est même pas citée dans la réalité de l’amour, comme dans le passage ci-dessous (« Phi et Ev ».p 55):

 

« …Tout le monde sait qu'il vient un moment où la rencontre est scellée par une déclaration: «Je t'aime ». Quand la rencontre est fixée dans la déclaration, quelle que soit sa forme, commence alors l'expérience proprement dite, l'expérience d'un monde existé à deux. On va s'installer dans un appartement, l'espace lui-même devra être un espace à deux. Le temps, pour sa part, sera un temps à deux : Quand se voit-on ? Quand ne se voit-on pas ? Partira-t-on en vacances ensemble ? Peu à peu, une série d'éléments de la vie ordinaire sont pris, sont capturés par cette prégnance de l'être-deux. Tous ces éléments doivent entrer dans la scène du Deux. Ils n'y rentrent pas naturellement. Il faut les y faire rentrer, avec des points de butée qui peuvent être importants : avoir un enfant ou ne pas en avoir, par exemple. Toutes ces choses forment le contenu de la procédure amoureuse. La réalité de l'amour, c'est cela. »

 

Dans d’autres passages, l’expérience des corps dans la sexualité est au contraire essentielle à l’amour. C’est elle qui témoigne en effet de la disjonction au plus haut point, par l’intimité extrême qu’engendre le « corps à corps » des corps nus. (« Phi et Ev ».p 59) :

 

« L'amour doit absolument incorporer le désir. Cela fait que l'amour n'est pas l'amitié, n'est pas la sympathie. Le corps lui-même doit constituer une preuve d'amour, il est engagé comme une preuve d'amour. Le malheureux Auguste Comte, quand il faisait sa cour à Clotilde de Vaux, ne cessait de lui réclamer ce qu'il appelait « la preuve irrécusable » qu'elle ne voulait pas lui donner ! Il n'avait pas tort de parler de « preuve irrécusable ». Il y a dans l'abandon sexuel, et dans la dénudation devant l'autre, un élément de preuve qui atteste que le corps, notre réalité unique, est bien pris, lui, dans la scène du Deux: c'est la preuve qu'il ne reste pas réservé. L'amour doit donc incorporer le désir. Mais le désir lui-même n'est jamais en revanche immédiatement relié à l'amour; il a des lois propres qui ne sont pas immédiatement celles de l'amour. Il fait partie des innombrables choses hétérogènes que l'amour doit pouvoir intégrer. »

 

On peut faire l’hypothèse, comme cela est suggéré ci-dessus, que cette hésitation sur le rôle des corps dans l’amour vient de ce que « l’amour est embarrassé par le désir ». Le désir en effet n'est que le désir d'un objet dans l'autre, et non pas désir de l'autre, alors que l’amour est amour de l’être de l’autre.

Voici ce qui est dit dans « Conditions » sur ce point « délicat » (« Cond. » p. 265 ).

 

« Cette question de l'advenue des corps dans l'amour doit être soigneusement délimitée, parce qu'elle engage le dé-rapport obligé entre le désir et l'amour.

Le désir est captif de sa cause, qui n'est pas le corps comme tel, encore moins « l'autre » comme sujet, mais un objet dont le corps est porteur, objet devant quoi le sujet, dans le cadrage fantasmatique, advient à sa propre disparition. L'amour entre évidemment dans le défilé du désir, mais l'amour n'a pas l'objet du désir comme cause. En sorte que l'amour, qui marque aux corps, comme matérialité, la supposition du Deux qu'il active, ni ne peut éluder l'objet cause du désir ni ne peut non plus s'y ordonner. Car l'amour traite les corps du biais d'une nomination disjonctive, alors que le désir s'y rapporte comme au principe d'être du sujet divisé.

Ainsi l'amour est-il toujours dans l'embarras, sinon du sexuel, du moins de l'objet qui s'y promène. L'amour passe dans le désir comme un chameau dans le trou d'une aiguille. Il faut y passer, mais ce n'est que pour que le vif des corps restitue le marquage matériel de la disjonction dont la déclaration d'amour a réalisé le vide intérieur.

Disons que ce n'est pas du même corps que traitent l'amour et le désir, bien que ce soit, justement, « le même ». »

 

De manière plus accessible à qui ne connaît pas bien sa philosophie, Badiou reprend ce thème dans (« Phi. et Ev. » p 77). Interrogé sur sa parabole: « L'amour passe dans le désir comme un chameau dans le trou d'une aiguille. » Badiou précise :

 

- « Je reprendrais volontiers la formule de Lacan : « L'amour, c'est l'abord de l'être. » C'est de la totalité de l'autre qu'il s'agit. C'est donc la prise en charge d'un bazar d'altérités gigantesques. Certes, on essaie de discipliner ces altérités dans la construction d'un monde commun. Il n'en reste pas moins que dans l'amour, sans trop le réaliser au départ, on prend en charge une infinité. La découverte progressive des différents pans de cette infinité est d'ailleurs un des problèmes, mais aussi une des joies, de la construction amoureuse.

Dans le désir, par contre, il s'agit toujours du désir d'un objet. Je suis d'accord avec Lacan sur ce point : l'objet du désir est un objet partiel, même si cet objet partiel est logé quelque part dans le corps d'un autre. Il y a une finitude intrinsèque du désir, qui tient à ce que sa cause est toujours un objet. Or, ce n'est pas un objet qui est cause de l'amour, c'est un être. Et du point de vue de l'amour, il y a quelque chose d'étroit dans le désir. C'est pour cela que je dis que l'amour doit passer dans le trou d'aiguille du désir. Il faut qu'il y passe. L'amour sublimé, l'amour platonique, cela ne tient pas. Tout le monde sait que l'amour doit passer à travers le désir. Il lui faut faire passer son énormité propre en quelque chose qui est très assigné, très étroit.

La grandeur de la sexualité amoureuse, quand elle existe, mais aussi les figures de son échec, sont dues au fait que, entre la proposition amoureuse et la sexualité agissante, il y a disproportion. Le problème sera de construire une sexualité telle que cette disproportion soit atténuée. C'est la durée, c'est l'invention par l'amour d'une sexualité appropriée au monde enchanté du Deux, qui va remédier autant que faire se peut à cette disproportion. Sauf à adopter le modèle familial, classique, où la sexualité conjugale se borne à faire des enfants. Mais c'est alors l'asphyxie par l'État ! Et dans ce cas-là il est certain que l'amour manque à lui-même.

L'expérience amoureuse est, en fin de compte, un bon moyen pour confronter ce que sont l'être et l'objet, l'infini et la finitude. Il ne s'agit pas de les confronter dans leur séparation, mais dans la possibilité de les conjoindre. Il faut que l'amour, dans sa procédure constitutive, passe par quelque chose qui est d'un autre ordre que lui. »

 

Conséquence : « L’amour seul exhibe le sexuel comme figure du Deux » (« Cond. » p 265 ):

 

« Bien qu'il y ait quelque ridicule à le faire -un côté père de l'Église-, il faut assumer que les traits différentiels sexuels n'attestent la disjonction que sous la condition de la déclaration d'amour. Hors cette condition, il n'y a pas de Deux, et le marquage sexuel est entièrement tenu dans la disjonction, sans pouvoir l'attester. Pour parler un peu brutalement : tout dévoilement sexuel des corps qui est non amoureux est masturbatoire au sens strict (souligné par C.L.) ; il n'a affaire qu'à l'intériorité d'une position. Ce n'est du reste pas un jugement, mais une simple délimitation, car l'activité « sexuelle» masturbatoire est une activité tout à fait raisonnable de chacune des positions sexuées disjointes. Encore est-on assuré (rétroactivement) que cette activité n'a rien de commun quand on passe -mais peut-on « passer»?- d'une position à une autre. L'amour seul exhibe le sexuel comme figure du Deux. Il est donc aussi le lieu où s'énonce qu'il y a deux corps sexués, et non pas un. »

 

Je serais volontiers d’accord avec tout cela... Sauf que Badiou ne nous dit finalement pas grand-chose de cet « embarras » entre le désir et l'amour.

En vérité, s’agissant de la sexuation des savoirs (sur l’amour, les corps, les désirs, les plaisirs), nous entendons bien : sans amour il n’y a de plaisir que masturbatoire, ou plus précisément le désir et le plaisir sexuels sont différents (en vérité bien moins forts) sans amour que dans l’amour. Fort bien. Cependant, dans l’amour comme dans l’onanisme, les plaisirs, et les affects diffèrent entre Homme et Femme. Badiou l’affirme, mais de cela, nous n’apprenons pas grand chose dans sa philosophie…

A mon avis, c’est parce que tout cela engage l’imaginaire, qui intéresse généralement fort peu le philosophe. Badiou ne fait pas exception, chez lui, la différence des savoirs sexuels est asexuée et on ne sait pas ce qui la fonde.

Qu’en est-il, alors, de la « disjonction des positions homme et femme » ?

 

La différence sexuelle


Il s'agit ici de la différenciation des « positions » Homme et Femme, de l’intérieur même du processus amoureux, et non pas des individus. Un individu biologique homme peut être dans la position Femme et réciproquement.

Deux approches de la différenciation sexuelle existent chez Badiou. La première définition différencie l'attitude à l’égard du Deux et du Un, à l’égard de la séparation. La seconde est fondée sur un nouage différent des quatre procédures de vérité.

Voici un exposé simplifié de la première approche de la différence des positions (« Phi et Ev. » p 73) :

 

Badiou : « Je pense que l'on peut donner une définition du masculin et du féminin depuis l'intérieur même de la procédure amoureuse. C'est l'amour qui crée les sexes, qui les révèle. Comme tout le monde, je sais, bien entendu, qu'il y a une différenciation sexuelle biologique. Mais si on s'intéresse à la question des vérités, on verra que, de l'intérieur même de l'amour, se construisent une position « homme» et une position «femme». La position « homme » / « femme », vue de l'intérieur de l'amour, est donc générique : elle n'a rien à voir avec le sexe empirique des personnes engagées dans la relation amoureuse. J'admets tout à fait qu'il puisse y avoir de l'amour homosexuel. Il s'agit pour moi, avec les mots « homme» et « femme », uniquement de positions internes à la procédure amoureuse. Et je pense que le jeu de ces positions est universel. Dans la procédure amoureuse, les positions pourront éventuellement changer, elles ne sont pas assignées de manière irréversible à l'un ou à l'autre. Selon les circonstances, l'un peut être plus féminin dans les querelles, l'autre plus masculin dans les temps de paix. Mais la position de chacun reste formellement définissable.

Formellement, cette position se définit en fonction d'une polarité : la séparation et la lutte contre la séparation. S'il n'y avait pas séparation, il n'y aurait pas lutte permanente contre la séparation. Mais l'inverse est vrai : s'il n'y avait pas cette lutte contre la séparation, il n'y aurait pas séparation. Deux positions sont définies par cette polarité. Pour la position masculine, s'il y a lutte contre la séparation, il faut qu'il y ait la séparation. La position féminine se polarise plutôt sur la lutte contre la séparation : certes, il y a la séparation, mais il faut d'abord la lutte contre la séparation. C'est pour cela que l'homme est toujours vu par la femme comme quelqu'un qui va s'en aller, ou comme quelqu'un qui s'en va. La littérature est remplie de cette polarité. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que l'amour n'existe pas. Cela veut dire que l'amour rappelle constamment l'existence de cette polarité de la séparation interne, ce qui ne l'empêche pas à sa manière de lutter contre elle. L'amour rappelle sans arrêt l'existence de ce contre quoi il lutte. Dans « Assez » de Beckett, il y a des choses magnifiques à ce propos. La femme finit par dire qu'elle a quitté l'homme parce que c'était cela, en fin de compte, qu'il désirait. Ce paradoxe, magnifique, est interne à l'amour.

Nous avons ainsi une mise en dialectique de la séparation et de l'in-séparation. Il y a quelque chose dans la masculinité qui voit l'in-séparation du point de vue de la séparation. Il y a quelque chose dans la féminité qui voit la séparation du point de vue de l'in-séparation. On peut montrer que ces positions respectives de l'homme et de la femme sont cohérentes. Elles sont immanentes à l'amour, sans que leur rapport au sexe empirique soit aisément stabilisable, sinon dans des modalités aléatoires, statistiques. Tout ce que l'on peut dire, c'est que la position masculine est assez souvent occupée par l'homme. Mais c'est un fait qui n'intéresse plus beaucoup le philosophe - plutôt le sociologue !

Dialogue

- Tardy : « Vous dites à ce propos que la position « homme» se définit ainsi : « Ce qui aura été vrai est que nous étions deux et non pas du tout un. » La position « femme », elle, se définit comme ceci : « Ce qui aura été vrai est que deux nous étions et qu'autrement nous n'étions pas. »

 

- Badiou : « C'est à peu près ce que je viens de dire, n'est-ce pas?

Mais c'est quand même mieux dit en ces termes! Quoique un peu compact ! »

 

La seconde différence porte sur la manière de lier ensemble les quatre procédures génériques de vérité.

Il vaut la peine de citer intégralement sur ce point les dernières très belles pages du texte « Qu’est ce que l’amour ? » publié dans « Conditions ». Elles sont un peu techniques certes, mais par conséquent très claires. (On aura compris qu’il y a au moins un point commun entre Badiou et Claude Lizt : la passion des mathématiques…) (« Cond. » p. 270-273):

 

« Position féminine et humanité

Ce pourrait être le mot de la fin. Mais j'ajouterai un postscriptum, qui me ramène à mes débuts.

L'existence de l'amour fait apparaître rétroactivement que, dans la disjonction, la position femme est singulièrement porteuse du rapport de l'amour à l'humanité. Humanité conçue comme je le fais, comme la fonction H(x) qui fait nœud implicatif avec les procédures de vérité, soit la science, la politique, l'art et l'amour.

Encore un lieu commun trivial, dira-t-on. Il se dit : « femme» est telle de ne penser qu'à l'amour, « femme» est être-pour-l'amour.

Croisons courageusement le lieu commun.

On posera axiomatiquement que la position femme est telle que la soustraction de l'amour l'affecte d'inhumanité pour elle-même. Ou encore que la fonction H(x) n'est susceptible d'avoir une valeur que pour autant que la procédure générique amoureuse existe.

Cet axiome signifie que, pour cette position, la prescription d'humanité n'a une valeur qu'autant que l'existence de l'amour est attestée.

(…)

Qu'un terme x, virtualité nouménale de l'humain, et quel que soit son sexe empirique, n'active la fonction d'humanité que sous la condition d'une telle preuve, et nous poserons qu'il est femme. Ainsi «femme» est celle (ou celui) pour qui la soustraction de l'amour dévalorise H(x) en ses autres types : la science, la politique et l'art. A contrario, l'existence de l'amour déploie virtuellement H(x) dans tous ses types, et d'abord dans les plus connexes, ou croisés. Ce qui sans doute éclaire -si l'on admet que c'est d'un terme x « féminisé» qu'il s'agit dans l'écriture des romancières, ce qui est à examiner- l'excellence des femmes dans le roman.

Pour la position homme, il n'en va pas de même : chaque type de procédure donne par lui-même valeur à la fonction H(x), sans tenir compte de l'existence des autres.

J'en viens ainsi progressivement à définir les mots « homme» et « femme» du point de l'incise de l'amour dans le nouage des quatre types de procédures de vérité. (Souligné par C.L.). Ou encore, rapportée à la fonction d'humanité, la différence sexuelle n'est pensable que dans l'exercice de l'amour comme critère différenciant.

Mais comment en serait-il autrement si l'amour, et lui seul, fait vérité de la disjonction ? Le désir ne peut fonder la pensée du Deux, dès lors qu'il est captif de la preuve d'être-Un que lui impose l'objet.

On dira aussi que le désir est, quelle que soit la sexuation, homosexuel, cependant que l'amour, si gay puisse-t-il être, est principiellement hétéro-sexuel.

La passe de l'amour dans le désir, dont je pointais plus haut la difficile dialectique, se dira aussi : faire passer l'hétérosexuel de l'amour dans l'homosexuel du désir.

En définitive, et sans considération du sexe de ceux qu'une rencontre d'amour destine à une vérité, ce n'est qu'au champ de l'amour qu'il y a « femme» et « homme ».

Mais revenons à l'Humanité. Si on admet que H est la composition virtuelle des quatre types de vérités, on avancera que, pour la position femme, le type « amour» noue les quatre, et que ce n'est que sous sa condition que H, l'humanité, existe comme configuration générale. Et que, pour la position homme, chaque type métaphorise les autres, cette métaphore valant affirmation immanente, dans chaque type, de l'humanité H.

On aurait les deux schémas suivants :

 ( voir l'original)

Ces schémas éclairent que la représentation féminine de l'humanité soit à la fois conditionnelle et nouée, ce qui autorise une perception plus entière et le cas échéant un droit plus abrupt à l'inhumanité. Cependant que la représentation masculine est à la fois symbolique et séparatrice, ce qui peut donner pas mal d'indifférence, mais aussi une plus grande capacité de conclure.

S'agit-il d'une conception restreinte de la féminité ? Le lieu commun, même élaboré, retrouve-t-il un schème de domination qui se dirait sommairement : l'accès au symbolique et à l'universel est plus immédiat pour l'homme ? Ou, disons, moins tributaire d'une rencontre.

On pourrait objecter que la rencontre est partout : toute procédure générique est postévénementielle.

Mais ce n'est pas l'essentiel. L'essentiel est que l'amour, je l'ai dit, est le garant de l'universel, puisque seul il élucide la disjonction comme simple loi d'une situation. (souligné par C.L.) Que la valeur de la fonction d'humanité H(x) soit dépendante, pour la position femme, de l'existence de l'amour, peut aussi bien se dire : la position femme exige pour H(x) une garantie d'universalité. Elle ne noue les composantes de H que sous cette condition. La position femme se soutient, dans son rapport singulier à l'amour, de ce qu'il soit clair que, « pour tout x, H(x), quels que puissent être les effets de la disjonction, ou des disjonctions (car la sexuelle n'est peut-être pas la seule).

J'opère là un tour de vis supplémentaire au regard des formules lacaniennes de la sexuation. Très schématiquement : Lacan part de la fonction phallique <Phi>(x). II assigne le quantificateur universel à la position homme (pour-tout-homme), et définit la position femme par une combinaison de l'existentiel et de la négation, qui revient à dire de la femme qu'elle n’est pas-toute.

Cette position est à bien des égards classique. Hegel, disant que la femme est l'ironie de la communauté, pointait bien cet effet de bord existentiel par quoi une femme ébrèche le tout que les hommes s'évertuent à consolider.

Mais cela est dans le strict effet d'exercice de la fonction <Phi>(x). Le résultat le plus clair de ce que je viens de dire est que la fonction d'humanité H(x) ne coïncide pas avec la fonction <Phi>(x).

Au regard de la fonction H(x), c'est en effet la position femme qui soutient la totalité universelle, et c'est la position homme qui dissémine métaphoriquement les virtualités de composition-une de H.

L'amour est ce qui, scindant H(x) de <Phi>(x), ramène aux « femmes », dans l'étendue entière des procédures de vérité, le quantificateur universel. »

 

Très beau, magnifique coup de chapeau aux femmes, qui sans doute entre dans une «stratégie de séduction » du philosophe, dont il sera question plus loin.

Remarquons au passage la différence avec Lacan. Si Badiou affirme que sa théorie doit d’être compatible avec celle de Lacan, il dit aussi (cf ci-dessus) : « je ne vérifierai pas dans le détail cette compatibilité ». En effet… de la compatibilité entre H(x) et Phi(x), on ne saura ici rien de plus.

 

En résumé, Femme et Homme articuleraient de façon différente les quatre procédures de vérité : amour, science, art, politique. Femme est celle qui donne à l’amour le rôle de nouer ensemble la procédure de l’amour et les trois autres. Pour la position femme, seul ce nouage fait d’un être un humain. La femme est donc universelle en ce qu’elle a de l’humanité la conception d’un tout. Homme est celui qui délie les quatre procédures, chacune d’entre elles suffisant à faire un humain. Il les combine et les sépare, passe de l’une à l’autre. L’amour étant ainsi une parmi d’autres et au mieux un passeur, la procédure qui inspire les autres. C’est le thème de la muse, de l’arrière puissant et secret, du repos du guerrier.


Cette thèse est une brillante formalisation théorique de la constatation populaire que, si quelque chose différencie l’homme et la femme, c’est bien en effet « l’amour », sa conception même et aussi son rapport aux plaisirs sexuels. La thèse est donc dans un « bord à bord » compatible avec le sens commun et ainsi ne s’expose pas au « ridicule ».

Cependant, elle ne nous dit presque rien sur la différence sexuelle… quant à la sexualité. Les différences entre les plaisirs sexuels, les différences dans l’amour, dans ce que Badiou nomme les « savoirs sexuels », différences qui sont affirmées comme on l’a vu ci-dessus, ne sont nullement explicables dans le cadre d’une théorie où ce qui est différencié, c’est la manière dont la procédure générique « amour » s’articule aux autres, mais pas la procédure elle–même.


Bref chez Badiou, la procédure générique « amour » est indifférenciée sexuellement, et la différence qu’elle engendre entre les deux positions Homme et Femme l’est tout autant, du moins si l’on demande à une théorie de la différence sexuelle de rendre compte d’une différence dans l’expérience de l’amour et du plaisir.

Venons en maintenant à une question moins centrale dans le dispositif : la fidélité.

 

La fidélité


Le caractère non sexuée de la différence sexuelle chez Badiou conduit à une autre «ombre», c'est-à-dire à un autre pan de l’expérience que la théorie peine à interpréter.


La théorie de Badiou en effet, n'exclut nullement une succession de rencontres amoureuses et par conséquent une succession d'amours de toute une vie, chacun étant fidèle à une rencontre. Sa théorie est donc totalement compatible avec la polygamie et la polyandrie. Comme il n'y a aucune raison que ne se produise qu'une seule fois la rencontre amoureuse (ou alors il faut élaborer une théorie de l'amour comme nécessairement unique, ce que ne fait pas Badiou), polygamie et polyandrie devraient être en réalité la règle générale.


On ne saurait cependant contester un fait empirique massif. Les hommes s'accommodent fort bien, et pour beaucoup pratiquent sans aucune gêne la polygamie, voire la défendent comme absolument nécessaire pour échapper et survivre à la « demande infinie d’une seule femme ». En revanche il y a peu de femmes qui se comportent ainsi, et surtout très nombreuses sont les femmes qui considèrent la polygamie comme une forme de prostitution, comme l’un des pires effets de la domination immémoriale des hommes sur les femmes, comme la douleur la plus vive qu’une femme puisse endurer d’un homme.

Rendre compte de cette situation passe à notre avis par une théorie des imaginaires masculins et féminins concernant l’amour et le plaisir. Ce que Badiou ne fait pas.

Enfin, pour finir (très provisoirement) une question de Claude Lizt – Elle.

 

La philosophie de l’amour de Badiou est elle masculine ?

 

Reprenons le premier énoncé de la différence sexuelle donné dans « Conditions ».

La position homme se définit ainsi : « Ce qui aura été vrai est que nous étions deux et non pas du tout un » ; la position femme, elle, se définit comme ceci : « Ce qui aura été vrai est que deux nous étions et qu’autrement nous n’étions pas ».

 

 

Claude Lizt-Elle a réagi immédiatement à cette thèse en affirmant que la philosophie de Badiou était « une philosophie masculine ». Car s’il y a deux positions Homme et Femme qui diffèrent sur une question ontologique majeure, l’un et le multiple, il y a nécessairement deux philosophies. C’est le cas chez Badiou, puisque la position homme est ce qui affirme qu’il n’y a pas de « Un ». Ce qui correspond tout à fait à l’ontologie de Badiou où l’être est «un multiple pur » et où il n’y a pas de totalité puisqu’il n’existe pas d’ensemble de tous les ensembles. Alors que Badiou lui-même caractérise la position femme comme : « nous étions deux et autrement nous n’étions pas ». Ce qui peut se lire (mais evidemment Badiou renierait cette lecture) comme ceci :  le Deux que nous étions, formait Un être par lequel nous étions Un.


Il apparaît donc très clairement qu’il y a deux positions philosophiques s’agissant de la question de l’être. Chez l’homme l’être est un multiple infini dont le cœur est le rien, position de Badiou. Et chez la femme il y a  du Un. Il s’ensuit naturellement que si Badiou est un philosophe de l’amour, il est un philosophe de l’amour du point de la position Homme. Sa philosophie de l’amour est une philosophie masculine. D’ailleurs, Badiou vend la mêche. Dans le début du texte de « Conditions » il dit ceci :


« Ajoutons que la philosophie contemporaine, on le voit tous les jours, s'adresse aux femmes. On pourrait même la soupçonner, je m'y expose, d'être pour une part tenue, comme discours, dans une stratégie de séduction. »

 

Or, prétend-il séduire une femme, en tant que femme, avec quelquechose qui ne serait pas sexué ? Donc, la philisophie l’est.

 

Claude Lizt-Lui, n’est pas d’accord et refuse d’aller jusque là (solidarité masculine sans doute…).  En réponse à cette hypothèse de Claude Lizt–Elle, il se contenta d’affirmer que la théorie de l’amour de Badiou était simplement asexuée, « C’est la théorie d’un ange », dit-il, les philosophes sont des anges. D’ailleurs Deleuze l’avait très bien dit : ce sont des anges parce qu’ils inventent des concepts asexués.

 

***

 

Et du côté des lacaniens ?


Badiou dit que sa théorie philosophique de l’amour se doit d’être compatible avec la théorie lacanienne. Il faut donc en conclure que sur ce point il l’adopte, sans examen de la compatibilité, comme il le reconnaît lui-même.

Voyons donc, et il ne s’agit là bien-sûr que de remarques très préliminaires, comment se pose le problème chez les lacaniens…

Pour Lacan et ses élèves, la jouissance féminine pose bien sûr aussi problème. D'autant plus qu'est socialement reconnue, non pas tant la jouissance féminine elle-même, dont à vrai dire on ne sait pas encore grand-chose, mais simplement le «droit des femmes à jouir», sans qu'on précise vraiment comment.

Parmi les élaborations des élèves de Lacan sur ce thème, celle de Gisèle Chaboudez dans « Rapport sexuel et rapport des sexes », Denoël, 2004, (noté GC RS dans la suite) est particulièrement intéressante.

Elle pose les conséquences de la dite libération sexuelle comme suit :

 

"Le siècle de ladite libération sexuelle soufflait sur des idéologies consumées afin de retrouver sous leur cendre la braise d'une jouissance sexuelle intacte. Mais peut-elle l'être? L'interdit volant en éclats, la jouissance rencontre une butée qui la limite autrement. Un impossible se découvre, et avec lui une tout autre logique. Un réel insoupçonné apparaît en éclairs fugaces mais insistants, lorsque les symboles bougent."( GC RS, Conclusion, posté sur le blog)

 

Gisèle Chaboudez se livre à une élaboration conceptuelle centrée, me semble-t-il, sur l'idée qu'il y a non pas une seule mais deux castrations. La première est bien connue grâce à la psychanalyse, c'est la castration symbolique oedipienne. La seconde est l'éjaculation et la détumescence du sexe masculin, qui interrompt la jouissance féminine et provoque inévitablement ce qu'elle appelle la « disjonction » des jouissances masculines et féminines. Elle préfère d'ailleurs, plutôt que d’appeler cela une castration, parler simplement d’une «impossibilité », de nature biologique.

 

« … Ce qui lie l'homme et la femme, dans leur étreinte, pâtirait autant d'une béance imputable à la loi sexuelle - issue de la castration symbolique, c'est CL qui précise - qui les gouverne que d'une béance déjà là de toujours. Cette loi la masquerait, tout en la condamnant à être éternelle. (GC RS, Conclusion, posté sur le blog) »

 

Cette béance « déjà là de toujours » est d’ordre biologique, on l’a dit.


On renverra à la lecture de son livre pour une explication de ce système, qui se place entièrement au plan symbolique, ou plus exactement qui cherche à jeter un pont entre le symbolique et le biologique et se situe ainsi dans une certaine articulation des deux.


Mais la question qui nous intéresse au plus haut point, c’est que Chaboudez nous dit aussi que le « bougé » contemporains de l’interdit, non seulement dévoile la béance biologique plus fondamentale qu’il obscurcissait jusqu'à présent, au moins dans la culture occidentale chrétienne: l’impossibilité du rapport des jouissances, mais que cette impossibilité connaît des exceptions ! Pour dire les choses brièvement, Chaboudez pense que la jouissance féminine, de « complémentaire » qu'elle était à la jouissance phallique masculine sous la loi sexuelle (et donc ignorée ou combattue), peut devenir « supplémentaire».

 

"Supplémentaire" est une façon de dire qu'elle peut entrer « en rapport » avec la jouissance masculine. Et que par conséquent il pourrait bien y avoir quelque chose comme un "rapport sexuel" dans le "rapport des sexes", mais limité à deux sujets, exceptionnel, hasardeux...

Il va sans dire que Claude Lizt-Elle et Claude Lizt-Lui, qui se sentent et se croient engagés dans un rapport vertigineusement ascendant de leurs jouissances, sont extrémement intéréssés par cette thèse, mais sont restés, pour l’instant, un peu sur leur faim.


Voici donc, juste pour esquisser un débat, quelques remarques:

 

1) Il peut ne pas y avoir interruption du plaisir par l’homme. Plus précisément, ce n’est pas la physiologie qui commande que l’homme doive interrompre, provoquant ainsi la « disjonction des jouissances ». L’homme peut parfaitement se retenir et faire jouir la femme sans fin. Certaines culture l’on préconisé, telle la chinoise ( Voir l’extrait du livre de Chaboudez sur les chinois et le texte de Jeou-P'ou-T'ouan : « La chair comme tapis de prière »  tous deux postés sur le blog). Je renvoie également sur ce point à la fin du texte « le Plaisir, descriptions » de Claude Lizt ( sur ce blog). Si ce n’est pas la nature - que seule intéresse la procréation- qui contraint l’homme à interrompre, ce qu’il faut expliquer, c’est pourquoi l’homme DOIT interrompre, alors qu’il pourrait ne pas le faire. Et la dessus, Chaboudez ne dit pas grand chose...

 

2) Selon Gisèle Chaboudez, la vacillation de la loi sexuelle permettrait, exceptionnellement, à la jouissance féminine de passer du statut de « complémentaire » à celui de "supplémentaire". Il semble bien qu’avec ce vocabulaire, elle s’en tienne au masculin érigé en « norme ». Et si on inversait ? Si l’on prenait le féminin, sa proposition de plaisir « sans fin » comme référence ? Alors les gestes de l’homme seraient ceux de celui qui, par nécessité d’aller dans le monde, y mettrait fin. Quant à elle, reconnaissante à l’homme du plaisir vécu avec lui, elle accepterait comme une évidence ce qui pour lui fait nécessité, le fait homme. Deux plaisirs à part entière, obtenus l’un de l’autre, deux plaisirs qui s’interpellent, se répondent, se rencontrent, à ce moment-là : plaisirs en écho ?.

 

3) Gisèle Chaboudez n’introduit aucune différenciation au sein même des jouissances masculines et féminines. On parle de « la » jouissance masculine, de « la » jouissance féminine. Or ici aussi, l’expérience commune fait que tout le monde ou presque sait l’immense variété des plaisirs tant féminins que masculins. ( Voir sur le blog le texte: " Le plaisir, descritions" de Claude Lizt ). Rien n’est dit non plus de l’évident mélange de ces plaisirs au sein de chaque individu, qu’il soit de corps d’homme ou de corps de femme. Pour aborder cela, il est vrai qu’il faut certainement sortir du symbolique pour se situer dans une analyse de l’imaginaire des plaisirs.

 

4) Enfin, Gisèle Chaboudez ne dit pas grand-chose de la transformation du plaisir phallique masculin que provoquerait l’émergence de la possibilité d’une jouissance féminine «supplémentaire». Mais elle n’en dit pas rien cependant... Si l’on a bien compris, l'homme doit accepter un « nouveau type de castration », destiné à le faire partiellement sortir du "Il l'a, elle l'est" (le phallus), ce carcan symbolique qui fait qu'il n'y a pas de rapport sexuel. S'il y avait « rapport » entre plaisir masculin initialement phallique et plaisir féminin "supplémentaire" (ce que sait tout couple qui en est parvenu là, dont sans aucun doute l'auteur elle-même) il y aurait transformation réciproque.

En en disant si peu, G.C. tombe-t-elle sous le coup d’un « interdit lacanien » qui serait : «Lacan a dit : il n'y a pas de rapport sexuel ». Il est interdit de contester frontalement cette thèse.

 

Signalons que Dolto, plus indépendante peut être de Lacan, écrivait ceci dans « Sexualité féminine » (voir la citation de Dolto sur « l’orgasme féminin » sur le blog) :

 

« Tout autre est la valeur de l'orgasme survenant dans l'union de deux personnes liées l'une à l'autre par le lien de l'amour. Les coïts sont alors symboliques du don réciproque de leur présence attentive l'un à l'autre, et de leur existence sensée l'un par l'autre. L'éphémère pouvoir imaginaire qu'ils se promettent et se donnent réciproquement, dans la réalité de leur corps, d'accéder au phallus, focalise le sens de leur désir, c'est-à-dire de leur être tout entier. ( p252 en Folio. Gallimard) »

 

Dans ce texte, on peut lire qu'il y a bien rapport des orgasmes, puisqu'ils ont une "tout autre"  valeur d'être en rapport. Certes il y faut « l’amour », certes tout cela sonne terriblement chrétien , comment souvent chez Dolto!  Certes, ce que dit ici Dolto semble compatible avec la thèse lacanienne que l'amour est le leurre qui masque l'impossibilité du rapport sexuel.

 

Mais Dolto et Chaboudez ouvrent là une voie. Ne peut-on faire l'hypothèse que l’amour est le nom d’un « rapport » sexuel fondé sur un « accord » pour l’interruption, accord qui préserve mais exige la radicale disjonction des positions homme et femme,  et non pas  ce qui voile l'impossibilité de la conjontion des jouissances?

 

Bref, les thèses lacaniennes, en particulier par la conséquence de la différenciation sexuelle symbolique autour du phallus, conséquence qui s’exprime par le fameux : « Il n’y a pas de rapport sexuel », ne permettent pas plus de penser la différence des plaisirs que ne le permettent les thèses de Badiou. Nous avons là deux niveaux d’analyse, le niveau philosophique de Badiou et le niveau psychanalytique des lacaniens, qui délivrent des théories de la différence sexuelle où : soit l’amour et le plaisir ne sont pas sexués, soit ils le sont, mais le féminin et la nature de son « rapport » avec le masculin sont laissés dans une zone d’ombre conceptuelle, que certains lacanien(e)s comme Gisèle Chaboudez commence à peine d’éclairer.

 

Tout ceci exige évidemment des développements, qui seront postés sur ce blog ultérieurement, des développements en particulier sur les imaginaires féminins et masculins dans l’amour.

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