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5 novembre 2010 5 05 /11 /novembre /2010 21:27

L’amour chez Badiou et du côté des lacaniens

Par Claude Lizt

 

 

 

V.2: 11 11 10

©Claude Lizt


 

8L'amour est important dans le système philosophique d’Alain Badiou. Il est en effet, avec la politique, la science, et les arts, l'une des quatre «procédures de vérités ». L'amour produit une vérité : la vérité du Deux. Pour comprendre la théorie de l’amour de Badiou, il faut donc lire ses deux ouvrages philosophiques fondamentaux. On saura ce qu’ « est » l’amour dans : « l’Etre et l’événement » ( Seuil, 1988) et comment il « apparaît » dans les mondes dans : « Logiques des mondes » ( Seuil, 2006). Celles et ceux qui ne cherchent qu’un premier abord de la question, pourront lire deux ouvrages de vulgarisation plus récents. Le livre : «Eloge de l'amour », avec Nicolas Truong, (Flammarion 2009) et le chapitre sur l'amour dans : « La philosophie et l’évènement », avec Fabien Tarby, (Germina, 2010). Cependant, pour le véritable amateur, ces textes sont un peu insuffisants. Une excellente solution intermédiaire est de lire le texte « Qu’est ce que l'amour ? » publié, après avoir circulé sur d’autres supports, dans « Conditions », Seuil, 1992. Il résume de manière relativement formalisée l'essentiel de la théorie qui nous intéresse ici. Il donne en particulier une définition de la « position homme » et de la « position femme », ce qui nous concerne au plus haut point.

Dans la suite, les citations de « Qu’est ce que l'amour ? » publié dans « Conditions », et de « La Philosophie et l’Evènement » sont notées : « Cond. p. xx » et « Phi. et Ev.p. xx »

 

L’amour selon Badiou


La théorie de l'amour que propose la philosophie de Badiou est remarquable d'inventivité et de rigueur logique.

Elle se donne à elle-même trois exigences de compatibilité : (Cond. p. 255)

 

« Le mot « amour» sera donc ici construit comme une catégorie de la philosophie, ce qui est légitime, comme on le voit au statut de l'éros platonicien.

Le rapport de cette catégorie à l'amour tel qu'il est en jeu en psychanalyse, par exemple au point du transfert, restera sans doute problématique. La règle latente est une règle de cohérence externe : « Fais en sorte que ta catégorie philosophique, si particulière qu'elle puisse être, demeure compatible avec le concept analytique. » Mais je ne vérifierai pas dans le détail cette compatibilité.

Le rapport de cette catégorie aux révélations de l'art romanesque restera indirect. Disons que la logique générale de l'amour, tel que saisi dans la faille entre vérité (universelle) et savoirs (sexués), devra être ensuite mise à l'épreuve des fictions singulières. La règle sera cette fois de subsomption : « Fais en sorte que ta catégorie admette les grandes proses d'amour comme une syntaxe fait de ses champs sémantiques. »

Enfin, le rapport de cette catégorie aux évidences communes (car l'amour, comparé à l'art, à la science ou à la politique, est la procédure de vérité, non pas forcément la plus fréquente, mais la plus proposée) sera de juxtaposition. En la matière, il y a un sens commun, dont on ne s'écarte pas sans quelque effet de comique. La règle peut se dire : « Fais en sorte que ta catégorie, si paradoxales qu'en soient les conséquences, reste bord à bord avec l'intuition amoureuse socialement dispensée. »

 

Je situerai mes remarques dans le « bord à bord » de la philosophie de Badiou avec «l’intuition amoureuse socialement dispensée ». C'est également le point de vue qui sera adopté ensuite pour commenter certaines thèses lacaniennes récentes sur le rapport sexuel, celles de Gisèle Chaboudez.

S'agissant de Badiou, on ne donnera ici que de toutes premières remarques, portant sur deux choses assez différentes. Premièrement le repérage de certaines difficultés ou, disons, « aspérités » du système de Badiou sur l’amour, et en particulier sur la différence sexuelle. Deuxièmement l'identification de ce dont le système de Badiou ne parle pas, de la part de l'expérience qu'il ne présente pas à la pensée, la part qu’il laisse dans l’ombre.

 

La thèse de Badiou sur l’amour peut être très brutalement résumée ainsi. Il y a deux «positions» absolument disjointes qu’on peut appeler la «position Homme (H)» et la «position Femme (F)». Disjointes veut dire qu’il y a une radicale disjonction entre ce qu’est la présentation du monde pour l’un et ce qu’elle est pour l’autre. Ou, pour dire les choses de façon simple, H et F vivent toute chose de façon radicalement différente. Conséquence : il est impossible en vérité de savoir qu’il en est ainsi, qu’il y a une disjonction entre deux positions H et F. C’est une impossibilité logique. Pour qu’il y ait une perception du « Deux », il faudrait qu’il existe un troisième terme qui observe la différence.

Dans le système de Badiou, il n’y a pas de troisième terme qui observe les différences. Il y a un processus qui « fait vérité de cette différence ». Il y a un processus qui fait que deux individus affrontent leur trajectoire dans le monde avec cette hypothèse toujours à éprouver et à vérifier qu’il y a un « Deux ». C’est cela l’amour, l’une des quatre procédures de vérité.


La discussion avec Badiou va s'ordonner autour de deux thèmes : « Amour et sexualité » d’une part et « La différence sexuelle » d’autre part. Nous évoquerons aussi une question plus partielle : la fidélité et nous finirons par une véritable provocation "féminine "(et non pas féministe) de Claude Lizt - Elle: « Quelle est la « position » de la philosophie de l’amour de Badiou ? »

 

Amour et sexualité


En tant que procédure générique, produisant une vérité, l'amour n'est pas sexué : la procédure de vérité « amour » est la même pour les deux sujets, et de manière générale pour tous les humains, sous réserve qu'ils aient fait une « rencontre » et que la déclaration : « je t'aime » ait été faite.

Ce sont les savoirs sur l’expérience de l’amour qui sont sexués. Ils relèvent de l'expérience, donc de l'apparaître et non pas de l'être. Ils sont différenciés selon les deux positions : Homme et Femme. (Ce qui différencie ces positions chez Badiou est discuté dans le second point). Ici, ce qui nous intéresse est la place des corps dans l’expérience du processus amoureux.

Plusieurs choses sont dites par Badiou sur les corps et l’amour.

Dans certains passages, l’expérience érotique est citée parmi d’autres : la vie conjugale, faire et éduquer des enfants, etc… et de manière plus générale tout ce qu’on fait lorsqu’on adopte la définition de l’amour de Saint-Exupéry : « l’amour, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction ». Regarder quoi ? Le monde dirait Badiou, très proche sur ce point de Saint-Ex. L’expérience érotique n’a aucune place éminente ou spéciale dans la succession d’expériences où se manifeste la fidélité à la rencontre amoureuse qui inaugure le processus de la vérité du deux. Parfois, elle n’est même pas citée dans la réalité de l’amour, comme dans le passage ci-dessous (« Phi et Ev ».p 55):

 

« …Tout le monde sait qu'il vient un moment où la rencontre est scellée par une déclaration: «Je t'aime ». Quand la rencontre est fixée dans la déclaration, quelle que soit sa forme, commence alors l'expérience proprement dite, l'expérience d'un monde existé à deux. On va s'installer dans un appartement, l'espace lui-même devra être un espace à deux. Le temps, pour sa part, sera un temps à deux : Quand se voit-on ? Quand ne se voit-on pas ? Partira-t-on en vacances ensemble ? Peu à peu, une série d'éléments de la vie ordinaire sont pris, sont capturés par cette prégnance de l'être-deux. Tous ces éléments doivent entrer dans la scène du Deux. Ils n'y rentrent pas naturellement. Il faut les y faire rentrer, avec des points de butée qui peuvent être importants : avoir un enfant ou ne pas en avoir, par exemple. Toutes ces choses forment le contenu de la procédure amoureuse. La réalité de l'amour, c'est cela. »

 

Dans d’autres passages, l’expérience des corps dans la sexualité est au contraire essentielle à l’amour. C’est elle qui témoigne en effet de la disjonction au plus haut point, par l’intimité extrême qu’engendre le « corps à corps » des corps nus. (« Phi et Ev ».p 59) :

 

« L'amour doit absolument incorporer le désir. Cela fait que l'amour n'est pas l'amitié, n'est pas la sympathie. Le corps lui-même doit constituer une preuve d'amour, il est engagé comme une preuve d'amour. Le malheureux Auguste Comte, quand il faisait sa cour à Clotilde de Vaux, ne cessait de lui réclamer ce qu'il appelait « la preuve irrécusable » qu'elle ne voulait pas lui donner ! Il n'avait pas tort de parler de « preuve irrécusable ». Il y a dans l'abandon sexuel, et dans la dénudation devant l'autre, un élément de preuve qui atteste que le corps, notre réalité unique, est bien pris, lui, dans la scène du Deux: c'est la preuve qu'il ne reste pas réservé. L'amour doit donc incorporer le désir. Mais le désir lui-même n'est jamais en revanche immédiatement relié à l'amour; il a des lois propres qui ne sont pas immédiatement celles de l'amour. Il fait partie des innombrables choses hétérogènes que l'amour doit pouvoir intégrer. »

 

On peut faire l’hypothèse, comme cela est suggéré ci-dessus, que cette hésitation sur le rôle des corps dans l’amour vient de ce que « l’amour est embarrassé par le désir ». Le désir en effet n'est que le désir d'un objet dans l'autre, et non pas désir de l'autre, alors que l’amour est amour de l’être de l’autre.

Voici ce qui est dit dans « Conditions » sur ce point « délicat » (« Cond. » p. 265 ).

 

« Cette question de l'advenue des corps dans l'amour doit être soigneusement délimitée, parce qu'elle engage le dé-rapport obligé entre le désir et l'amour.

Le désir est captif de sa cause, qui n'est pas le corps comme tel, encore moins « l'autre » comme sujet, mais un objet dont le corps est porteur, objet devant quoi le sujet, dans le cadrage fantasmatique, advient à sa propre disparition. L'amour entre évidemment dans le défilé du désir, mais l'amour n'a pas l'objet du désir comme cause. En sorte que l'amour, qui marque aux corps, comme matérialité, la supposition du Deux qu'il active, ni ne peut éluder l'objet cause du désir ni ne peut non plus s'y ordonner. Car l'amour traite les corps du biais d'une nomination disjonctive, alors que le désir s'y rapporte comme au principe d'être du sujet divisé.

Ainsi l'amour est-il toujours dans l'embarras, sinon du sexuel, du moins de l'objet qui s'y promène. L'amour passe dans le désir comme un chameau dans le trou d'une aiguille. Il faut y passer, mais ce n'est que pour que le vif des corps restitue le marquage matériel de la disjonction dont la déclaration d'amour a réalisé le vide intérieur.

Disons que ce n'est pas du même corps que traitent l'amour et le désir, bien que ce soit, justement, « le même ». »

 

De manière plus accessible à qui ne connaît pas bien sa philosophie, Badiou reprend ce thème dans (« Phi. et Ev. » p 77). Interrogé sur sa parabole: « L'amour passe dans le désir comme un chameau dans le trou d'une aiguille. » Badiou précise :

 

- « Je reprendrais volontiers la formule de Lacan : « L'amour, c'est l'abord de l'être. » C'est de la totalité de l'autre qu'il s'agit. C'est donc la prise en charge d'un bazar d'altérités gigantesques. Certes, on essaie de discipliner ces altérités dans la construction d'un monde commun. Il n'en reste pas moins que dans l'amour, sans trop le réaliser au départ, on prend en charge une infinité. La découverte progressive des différents pans de cette infinité est d'ailleurs un des problèmes, mais aussi une des joies, de la construction amoureuse.

Dans le désir, par contre, il s'agit toujours du désir d'un objet. Je suis d'accord avec Lacan sur ce point : l'objet du désir est un objet partiel, même si cet objet partiel est logé quelque part dans le corps d'un autre. Il y a une finitude intrinsèque du désir, qui tient à ce que sa cause est toujours un objet. Or, ce n'est pas un objet qui est cause de l'amour, c'est un être. Et du point de vue de l'amour, il y a quelque chose d'étroit dans le désir. C'est pour cela que je dis que l'amour doit passer dans le trou d'aiguille du désir. Il faut qu'il y passe. L'amour sublimé, l'amour platonique, cela ne tient pas. Tout le monde sait que l'amour doit passer à travers le désir. Il lui faut faire passer son énormité propre en quelque chose qui est très assigné, très étroit.

La grandeur de la sexualité amoureuse, quand elle existe, mais aussi les figures de son échec, sont dues au fait que, entre la proposition amoureuse et la sexualité agissante, il y a disproportion. Le problème sera de construire une sexualité telle que cette disproportion soit atténuée. C'est la durée, c'est l'invention par l'amour d'une sexualité appropriée au monde enchanté du Deux, qui va remédier autant que faire se peut à cette disproportion. Sauf à adopter le modèle familial, classique, où la sexualité conjugale se borne à faire des enfants. Mais c'est alors l'asphyxie par l'État ! Et dans ce cas-là il est certain que l'amour manque à lui-même.

L'expérience amoureuse est, en fin de compte, un bon moyen pour confronter ce que sont l'être et l'objet, l'infini et la finitude. Il ne s'agit pas de les confronter dans leur séparation, mais dans la possibilité de les conjoindre. Il faut que l'amour, dans sa procédure constitutive, passe par quelque chose qui est d'un autre ordre que lui. »

 

Conséquence : « L’amour seul exhibe le sexuel comme figure du Deux » (« Cond. » p 265 ):

 

« Bien qu'il y ait quelque ridicule à le faire -un côté père de l'Église-, il faut assumer que les traits différentiels sexuels n'attestent la disjonction que sous la condition de la déclaration d'amour. Hors cette condition, il n'y a pas de Deux, et le marquage sexuel est entièrement tenu dans la disjonction, sans pouvoir l'attester. Pour parler un peu brutalement : tout dévoilement sexuel des corps qui est non amoureux est masturbatoire au sens strict (souligné par C.L.) ; il n'a affaire qu'à l'intériorité d'une position. Ce n'est du reste pas un jugement, mais une simple délimitation, car l'activité « sexuelle» masturbatoire est une activité tout à fait raisonnable de chacune des positions sexuées disjointes. Encore est-on assuré (rétroactivement) que cette activité n'a rien de commun quand on passe -mais peut-on « passer»?- d'une position à une autre. L'amour seul exhibe le sexuel comme figure du Deux. Il est donc aussi le lieu où s'énonce qu'il y a deux corps sexués, et non pas un. »

 

Je serais volontiers d’accord avec tout cela... Sauf que Badiou ne nous dit finalement pas grand-chose de cet « embarras » entre le désir et l'amour.

En vérité, s’agissant de la sexuation des savoirs (sur l’amour, les corps, les désirs, les plaisirs), nous entendons bien : sans amour il n’y a de plaisir que masturbatoire, ou plus précisément le désir et le plaisir sexuels sont différents (en vérité bien moins forts) sans amour que dans l’amour. Fort bien. Cependant, dans l’amour comme dans l’onanisme, les plaisirs, et les affects diffèrent entre Homme et Femme. Badiou l’affirme, mais de cela, nous n’apprenons pas grand chose dans sa philosophie…

A mon avis, c’est parce que tout cela engage l’imaginaire, qui intéresse généralement fort peu le philosophe. Badiou ne fait pas exception, chez lui, la différence des savoirs sexuels est asexuée et on ne sait pas ce qui la fonde.

Qu’en est-il, alors, de la « disjonction des positions homme et femme » ?

 

La différence sexuelle


Il s'agit ici de la différenciation des « positions » Homme et Femme, de l’intérieur même du processus amoureux, et non pas des individus. Un individu biologique homme peut être dans la position Femme et réciproquement.

Deux approches de la différenciation sexuelle existent chez Badiou. La première définition différencie l'attitude à l’égard du Deux et du Un, à l’égard de la séparation. La seconde est fondée sur un nouage différent des quatre procédures de vérité.

Voici un exposé simplifié de la première approche de la différence des positions (« Phi et Ev. » p 73) :

 

Badiou : « Je pense que l'on peut donner une définition du masculin et du féminin depuis l'intérieur même de la procédure amoureuse. C'est l'amour qui crée les sexes, qui les révèle. Comme tout le monde, je sais, bien entendu, qu'il y a une différenciation sexuelle biologique. Mais si on s'intéresse à la question des vérités, on verra que, de l'intérieur même de l'amour, se construisent une position « homme» et une position «femme». La position « homme » / « femme », vue de l'intérieur de l'amour, est donc générique : elle n'a rien à voir avec le sexe empirique des personnes engagées dans la relation amoureuse. J'admets tout à fait qu'il puisse y avoir de l'amour homosexuel. Il s'agit pour moi, avec les mots « homme» et « femme », uniquement de positions internes à la procédure amoureuse. Et je pense que le jeu de ces positions est universel. Dans la procédure amoureuse, les positions pourront éventuellement changer, elles ne sont pas assignées de manière irréversible à l'un ou à l'autre. Selon les circonstances, l'un peut être plus féminin dans les querelles, l'autre plus masculin dans les temps de paix. Mais la position de chacun reste formellement définissable.

Formellement, cette position se définit en fonction d'une polarité : la séparation et la lutte contre la séparation. S'il n'y avait pas séparation, il n'y aurait pas lutte permanente contre la séparation. Mais l'inverse est vrai : s'il n'y avait pas cette lutte contre la séparation, il n'y aurait pas séparation. Deux positions sont définies par cette polarité. Pour la position masculine, s'il y a lutte contre la séparation, il faut qu'il y ait la séparation. La position féminine se polarise plutôt sur la lutte contre la séparation : certes, il y a la séparation, mais il faut d'abord la lutte contre la séparation. C'est pour cela que l'homme est toujours vu par la femme comme quelqu'un qui va s'en aller, ou comme quelqu'un qui s'en va. La littérature est remplie de cette polarité. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que l'amour n'existe pas. Cela veut dire que l'amour rappelle constamment l'existence de cette polarité de la séparation interne, ce qui ne l'empêche pas à sa manière de lutter contre elle. L'amour rappelle sans arrêt l'existence de ce contre quoi il lutte. Dans « Assez » de Beckett, il y a des choses magnifiques à ce propos. La femme finit par dire qu'elle a quitté l'homme parce que c'était cela, en fin de compte, qu'il désirait. Ce paradoxe, magnifique, est interne à l'amour.

Nous avons ainsi une mise en dialectique de la séparation et de l'in-séparation. Il y a quelque chose dans la masculinité qui voit l'in-séparation du point de vue de la séparation. Il y a quelque chose dans la féminité qui voit la séparation du point de vue de l'in-séparation. On peut montrer que ces positions respectives de l'homme et de la femme sont cohérentes. Elles sont immanentes à l'amour, sans que leur rapport au sexe empirique soit aisément stabilisable, sinon dans des modalités aléatoires, statistiques. Tout ce que l'on peut dire, c'est que la position masculine est assez souvent occupée par l'homme. Mais c'est un fait qui n'intéresse plus beaucoup le philosophe - plutôt le sociologue !

Dialogue

- Tardy : « Vous dites à ce propos que la position « homme» se définit ainsi : « Ce qui aura été vrai est que nous étions deux et non pas du tout un. » La position « femme », elle, se définit comme ceci : « Ce qui aura été vrai est que deux nous étions et qu'autrement nous n'étions pas. »

 

- Badiou : « C'est à peu près ce que je viens de dire, n'est-ce pas?

Mais c'est quand même mieux dit en ces termes! Quoique un peu compact ! »

 

La seconde différence porte sur la manière de lier ensemble les quatre procédures génériques de vérité.

Il vaut la peine de citer intégralement sur ce point les dernières très belles pages du texte « Qu’est ce que l’amour ? » publié dans « Conditions ». Elles sont un peu techniques certes, mais par conséquent très claires. (On aura compris qu’il y a au moins un point commun entre Badiou et Claude Lizt : la passion des mathématiques…) (« Cond. » p. 270-273):

 

« Position féminine et humanité

Ce pourrait être le mot de la fin. Mais j'ajouterai un postscriptum, qui me ramène à mes débuts.

L'existence de l'amour fait apparaître rétroactivement que, dans la disjonction, la position femme est singulièrement porteuse du rapport de l'amour à l'humanité. Humanité conçue comme je le fais, comme la fonction H(x) qui fait nœud implicatif avec les procédures de vérité, soit la science, la politique, l'art et l'amour.

Encore un lieu commun trivial, dira-t-on. Il se dit : « femme» est telle de ne penser qu'à l'amour, « femme» est être-pour-l'amour.

Croisons courageusement le lieu commun.

On posera axiomatiquement que la position femme est telle que la soustraction de l'amour l'affecte d'inhumanité pour elle-même. Ou encore que la fonction H(x) n'est susceptible d'avoir une valeur que pour autant que la procédure générique amoureuse existe.

Cet axiome signifie que, pour cette position, la prescription d'humanité n'a une valeur qu'autant que l'existence de l'amour est attestée.

(…)

Qu'un terme x, virtualité nouménale de l'humain, et quel que soit son sexe empirique, n'active la fonction d'humanité que sous la condition d'une telle preuve, et nous poserons qu'il est femme. Ainsi «femme» est celle (ou celui) pour qui la soustraction de l'amour dévalorise H(x) en ses autres types : la science, la politique et l'art. A contrario, l'existence de l'amour déploie virtuellement H(x) dans tous ses types, et d'abord dans les plus connexes, ou croisés. Ce qui sans doute éclaire -si l'on admet que c'est d'un terme x « féminisé» qu'il s'agit dans l'écriture des romancières, ce qui est à examiner- l'excellence des femmes dans le roman.

Pour la position homme, il n'en va pas de même : chaque type de procédure donne par lui-même valeur à la fonction H(x), sans tenir compte de l'existence des autres.

J'en viens ainsi progressivement à définir les mots « homme» et « femme» du point de l'incise de l'amour dans le nouage des quatre types de procédures de vérité. (Souligné par C.L.). Ou encore, rapportée à la fonction d'humanité, la différence sexuelle n'est pensable que dans l'exercice de l'amour comme critère différenciant.

Mais comment en serait-il autrement si l'amour, et lui seul, fait vérité de la disjonction ? Le désir ne peut fonder la pensée du Deux, dès lors qu'il est captif de la preuve d'être-Un que lui impose l'objet.

On dira aussi que le désir est, quelle que soit la sexuation, homosexuel, cependant que l'amour, si gay puisse-t-il être, est principiellement hétéro-sexuel.

La passe de l'amour dans le désir, dont je pointais plus haut la difficile dialectique, se dira aussi : faire passer l'hétérosexuel de l'amour dans l'homosexuel du désir.

En définitive, et sans considération du sexe de ceux qu'une rencontre d'amour destine à une vérité, ce n'est qu'au champ de l'amour qu'il y a « femme» et « homme ».

Mais revenons à l'Humanité. Si on admet que H est la composition virtuelle des quatre types de vérités, on avancera que, pour la position femme, le type « amour» noue les quatre, et que ce n'est que sous sa condition que H, l'humanité, existe comme configuration générale. Et que, pour la position homme, chaque type métaphorise les autres, cette métaphore valant affirmation immanente, dans chaque type, de l'humanité H.

On aurait les deux schémas suivants :

 ( voir l'original)

Ces schémas éclairent que la représentation féminine de l'humanité soit à la fois conditionnelle et nouée, ce qui autorise une perception plus entière et le cas échéant un droit plus abrupt à l'inhumanité. Cependant que la représentation masculine est à la fois symbolique et séparatrice, ce qui peut donner pas mal d'indifférence, mais aussi une plus grande capacité de conclure.

S'agit-il d'une conception restreinte de la féminité ? Le lieu commun, même élaboré, retrouve-t-il un schème de domination qui se dirait sommairement : l'accès au symbolique et à l'universel est plus immédiat pour l'homme ? Ou, disons, moins tributaire d'une rencontre.

On pourrait objecter que la rencontre est partout : toute procédure générique est postévénementielle.

Mais ce n'est pas l'essentiel. L'essentiel est que l'amour, je l'ai dit, est le garant de l'universel, puisque seul il élucide la disjonction comme simple loi d'une situation. (souligné par C.L.) Que la valeur de la fonction d'humanité H(x) soit dépendante, pour la position femme, de l'existence de l'amour, peut aussi bien se dire : la position femme exige pour H(x) une garantie d'universalité. Elle ne noue les composantes de H que sous cette condition. La position femme se soutient, dans son rapport singulier à l'amour, de ce qu'il soit clair que, « pour tout x, H(x), quels que puissent être les effets de la disjonction, ou des disjonctions (car la sexuelle n'est peut-être pas la seule).

J'opère là un tour de vis supplémentaire au regard des formules lacaniennes de la sexuation. Très schématiquement : Lacan part de la fonction phallique <Phi>(x). II assigne le quantificateur universel à la position homme (pour-tout-homme), et définit la position femme par une combinaison de l'existentiel et de la négation, qui revient à dire de la femme qu'elle n’est pas-toute.

Cette position est à bien des égards classique. Hegel, disant que la femme est l'ironie de la communauté, pointait bien cet effet de bord existentiel par quoi une femme ébrèche le tout que les hommes s'évertuent à consolider.

Mais cela est dans le strict effet d'exercice de la fonction <Phi>(x). Le résultat le plus clair de ce que je viens de dire est que la fonction d'humanité H(x) ne coïncide pas avec la fonction <Phi>(x).

Au regard de la fonction H(x), c'est en effet la position femme qui soutient la totalité universelle, et c'est la position homme qui dissémine métaphoriquement les virtualités de composition-une de H.

L'amour est ce qui, scindant H(x) de <Phi>(x), ramène aux « femmes », dans l'étendue entière des procédures de vérité, le quantificateur universel. »

 

Très beau, magnifique coup de chapeau aux femmes, qui sans doute entre dans une «stratégie de séduction » du philosophe, dont il sera question plus loin.

Remarquons au passage la différence avec Lacan. Si Badiou affirme que sa théorie doit d’être compatible avec celle de Lacan, il dit aussi (cf ci-dessus) : « je ne vérifierai pas dans le détail cette compatibilité ». En effet… de la compatibilité entre H(x) et Phi(x), on ne saura ici rien de plus.

 

En résumé, Femme et Homme articuleraient de façon différente les quatre procédures de vérité : amour, science, art, politique. Femme est celle qui donne à l’amour le rôle de nouer ensemble la procédure de l’amour et les trois autres. Pour la position femme, seul ce nouage fait d’un être un humain. La femme est donc universelle en ce qu’elle a de l’humanité la conception d’un tout. Homme est celui qui délie les quatre procédures, chacune d’entre elles suffisant à faire un humain. Il les combine et les sépare, passe de l’une à l’autre. L’amour étant ainsi une parmi d’autres et au mieux un passeur, la procédure qui inspire les autres. C’est le thème de la muse, de l’arrière puissant et secret, du repos du guerrier.


Cette thèse est une brillante formalisation théorique de la constatation populaire que, si quelque chose différencie l’homme et la femme, c’est bien en effet « l’amour », sa conception même et aussi son rapport aux plaisirs sexuels. La thèse est donc dans un « bord à bord » compatible avec le sens commun et ainsi ne s’expose pas au « ridicule ».

Cependant, elle ne nous dit presque rien sur la différence sexuelle… quant à la sexualité. Les différences entre les plaisirs sexuels, les différences dans l’amour, dans ce que Badiou nomme les « savoirs sexuels », différences qui sont affirmées comme on l’a vu ci-dessus, ne sont nullement explicables dans le cadre d’une théorie où ce qui est différencié, c’est la manière dont la procédure générique « amour » s’articule aux autres, mais pas la procédure elle–même.


Bref chez Badiou, la procédure générique « amour » est indifférenciée sexuellement, et la différence qu’elle engendre entre les deux positions Homme et Femme l’est tout autant, du moins si l’on demande à une théorie de la différence sexuelle de rendre compte d’une différence dans l’expérience de l’amour et du plaisir.

Venons en maintenant à une question moins centrale dans le dispositif : la fidélité.

 

La fidélité


Le caractère non sexuée de la différence sexuelle chez Badiou conduit à une autre «ombre», c'est-à-dire à un autre pan de l’expérience que la théorie peine à interpréter.


La théorie de Badiou en effet, n'exclut nullement une succession de rencontres amoureuses et par conséquent une succession d'amours de toute une vie, chacun étant fidèle à une rencontre. Sa théorie est donc totalement compatible avec la polygamie et la polyandrie. Comme il n'y a aucune raison que ne se produise qu'une seule fois la rencontre amoureuse (ou alors il faut élaborer une théorie de l'amour comme nécessairement unique, ce que ne fait pas Badiou), polygamie et polyandrie devraient être en réalité la règle générale.


On ne saurait cependant contester un fait empirique massif. Les hommes s'accommodent fort bien, et pour beaucoup pratiquent sans aucune gêne la polygamie, voire la défendent comme absolument nécessaire pour échapper et survivre à la « demande infinie d’une seule femme ». En revanche il y a peu de femmes qui se comportent ainsi, et surtout très nombreuses sont les femmes qui considèrent la polygamie comme une forme de prostitution, comme l’un des pires effets de la domination immémoriale des hommes sur les femmes, comme la douleur la plus vive qu’une femme puisse endurer d’un homme.

Rendre compte de cette situation passe à notre avis par une théorie des imaginaires masculins et féminins concernant l’amour et le plaisir. Ce que Badiou ne fait pas.

Enfin, pour finir (très provisoirement) une question de Claude Lizt – Elle.

 

La philosophie de l’amour de Badiou est elle masculine ?

 

Reprenons le premier énoncé de la différence sexuelle donné dans « Conditions ».

La position homme se définit ainsi : « Ce qui aura été vrai est que nous étions deux et non pas du tout un » ; la position femme, elle, se définit comme ceci : « Ce qui aura été vrai est que deux nous étions et qu’autrement nous n’étions pas ».

 

 

Claude Lizt-Elle a réagi immédiatement à cette thèse en affirmant que la philosophie de Badiou était « une philosophie masculine ». Car s’il y a deux positions Homme et Femme qui diffèrent sur une question ontologique majeure, l’un et le multiple, il y a nécessairement deux philosophies. C’est le cas chez Badiou, puisque la position homme est ce qui affirme qu’il n’y a pas de « Un ». Ce qui correspond tout à fait à l’ontologie de Badiou où l’être est «un multiple pur » et où il n’y a pas de totalité puisqu’il n’existe pas d’ensemble de tous les ensembles. Alors que Badiou lui-même caractérise la position femme comme : « nous étions deux et autrement nous n’étions pas ». Ce qui peut se lire (mais evidemment Badiou renierait cette lecture) comme ceci :  le Deux que nous étions, formait Un être par lequel nous étions Un.


Il apparaît donc très clairement qu’il y a deux positions philosophiques s’agissant de la question de l’être. Chez l’homme l’être est un multiple infini dont le cœur est le rien, position de Badiou. Et chez la femme il y a  du Un. Il s’ensuit naturellement que si Badiou est un philosophe de l’amour, il est un philosophe de l’amour du point de la position Homme. Sa philosophie de l’amour est une philosophie masculine. D’ailleurs, Badiou vend la mêche. Dans le début du texte de « Conditions » il dit ceci :


« Ajoutons que la philosophie contemporaine, on le voit tous les jours, s'adresse aux femmes. On pourrait même la soupçonner, je m'y expose, d'être pour une part tenue, comme discours, dans une stratégie de séduction. »

 

Or, prétend-il séduire une femme, en tant que femme, avec quelquechose qui ne serait pas sexué ? Donc, la philisophie l’est.

 

Claude Lizt-Lui, n’est pas d’accord et refuse d’aller jusque là (solidarité masculine sans doute…).  En réponse à cette hypothèse de Claude Lizt–Elle, il se contenta d’affirmer que la théorie de l’amour de Badiou était simplement asexuée, « C’est la théorie d’un ange », dit-il, les philosophes sont des anges. D’ailleurs Deleuze l’avait très bien dit : ce sont des anges parce qu’ils inventent des concepts asexués.

 

***

 

Et du côté des lacaniens ?


Badiou dit que sa théorie philosophique de l’amour se doit d’être compatible avec la théorie lacanienne. Il faut donc en conclure que sur ce point il l’adopte, sans examen de la compatibilité, comme il le reconnaît lui-même.

Voyons donc, et il ne s’agit là bien-sûr que de remarques très préliminaires, comment se pose le problème chez les lacaniens…

Pour Lacan et ses élèves, la jouissance féminine pose bien sûr aussi problème. D'autant plus qu'est socialement reconnue, non pas tant la jouissance féminine elle-même, dont à vrai dire on ne sait pas encore grand-chose, mais simplement le «droit des femmes à jouir», sans qu'on précise vraiment comment.

Parmi les élaborations des élèves de Lacan sur ce thème, celle de Gisèle Chaboudez dans « Rapport sexuel et rapport des sexes », Denoël, 2004, (noté GC RS dans la suite) est particulièrement intéressante.

Elle pose les conséquences de la dite libération sexuelle comme suit :

 

"Le siècle de ladite libération sexuelle soufflait sur des idéologies consumées afin de retrouver sous leur cendre la braise d'une jouissance sexuelle intacte. Mais peut-elle l'être? L'interdit volant en éclats, la jouissance rencontre une butée qui la limite autrement. Un impossible se découvre, et avec lui une tout autre logique. Un réel insoupçonné apparaît en éclairs fugaces mais insistants, lorsque les symboles bougent."( GC RS, Conclusion, posté sur le blog)

 

Gisèle Chaboudez se livre à une élaboration conceptuelle centrée, me semble-t-il, sur l'idée qu'il y a non pas une seule mais deux castrations. La première est bien connue grâce à la psychanalyse, c'est la castration symbolique oedipienne. La seconde est l'éjaculation et la détumescence du sexe masculin, qui interrompt la jouissance féminine et provoque inévitablement ce qu'elle appelle la « disjonction » des jouissances masculines et féminines. Elle préfère d'ailleurs, plutôt que d’appeler cela une castration, parler simplement d’une «impossibilité », de nature biologique.

 

« … Ce qui lie l'homme et la femme, dans leur étreinte, pâtirait autant d'une béance imputable à la loi sexuelle - issue de la castration symbolique, c'est CL qui précise - qui les gouverne que d'une béance déjà là de toujours. Cette loi la masquerait, tout en la condamnant à être éternelle. (GC RS, Conclusion, posté sur le blog) »

 

Cette béance « déjà là de toujours » est d’ordre biologique, on l’a dit.


On renverra à la lecture de son livre pour une explication de ce système, qui se place entièrement au plan symbolique, ou plus exactement qui cherche à jeter un pont entre le symbolique et le biologique et se situe ainsi dans une certaine articulation des deux.


Mais la question qui nous intéresse au plus haut point, c’est que Chaboudez nous dit aussi que le « bougé » contemporains de l’interdit, non seulement dévoile la béance biologique plus fondamentale qu’il obscurcissait jusqu'à présent, au moins dans la culture occidentale chrétienne: l’impossibilité du rapport des jouissances, mais que cette impossibilité connaît des exceptions ! Pour dire les choses brièvement, Chaboudez pense que la jouissance féminine, de « complémentaire » qu'elle était à la jouissance phallique masculine sous la loi sexuelle (et donc ignorée ou combattue), peut devenir « supplémentaire».

 

"Supplémentaire" est une façon de dire qu'elle peut entrer « en rapport » avec la jouissance masculine. Et que par conséquent il pourrait bien y avoir quelque chose comme un "rapport sexuel" dans le "rapport des sexes", mais limité à deux sujets, exceptionnel, hasardeux...

Il va sans dire que Claude Lizt-Elle et Claude Lizt-Lui, qui se sentent et se croient engagés dans un rapport vertigineusement ascendant de leurs jouissances, sont extrémement intéréssés par cette thèse, mais sont restés, pour l’instant, un peu sur leur faim.


Voici donc, juste pour esquisser un débat, quelques remarques:

 

1) Il peut ne pas y avoir interruption du plaisir par l’homme. Plus précisément, ce n’est pas la physiologie qui commande que l’homme doive interrompre, provoquant ainsi la « disjonction des jouissances ». L’homme peut parfaitement se retenir et faire jouir la femme sans fin. Certaines culture l’on préconisé, telle la chinoise ( Voir l’extrait du livre de Chaboudez sur les chinois et le texte de Jeou-P'ou-T'ouan : « La chair comme tapis de prière »  tous deux postés sur le blog). Je renvoie également sur ce point à la fin du texte « le Plaisir, descriptions » de Claude Lizt ( sur ce blog). Si ce n’est pas la nature - que seule intéresse la procréation- qui contraint l’homme à interrompre, ce qu’il faut expliquer, c’est pourquoi l’homme DOIT interrompre, alors qu’il pourrait ne pas le faire. Et la dessus, Chaboudez ne dit pas grand chose...

 

2) Selon Gisèle Chaboudez, la vacillation de la loi sexuelle permettrait, exceptionnellement, à la jouissance féminine de passer du statut de « complémentaire » à celui de "supplémentaire". Il semble bien qu’avec ce vocabulaire, elle s’en tienne au masculin érigé en « norme ». Et si on inversait ? Si l’on prenait le féminin, sa proposition de plaisir « sans fin » comme référence ? Alors les gestes de l’homme seraient ceux de celui qui, par nécessité d’aller dans le monde, y mettrait fin. Quant à elle, reconnaissante à l’homme du plaisir vécu avec lui, elle accepterait comme une évidence ce qui pour lui fait nécessité, le fait homme. Deux plaisirs à part entière, obtenus l’un de l’autre, deux plaisirs qui s’interpellent, se répondent, se rencontrent, à ce moment-là : plaisirs en écho ?.

 

3) Gisèle Chaboudez n’introduit aucune différenciation au sein même des jouissances masculines et féminines. On parle de « la » jouissance masculine, de « la » jouissance féminine. Or ici aussi, l’expérience commune fait que tout le monde ou presque sait l’immense variété des plaisirs tant féminins que masculins. ( Voir sur le blog le texte: " Le plaisir, descritions" de Claude Lizt ). Rien n’est dit non plus de l’évident mélange de ces plaisirs au sein de chaque individu, qu’il soit de corps d’homme ou de corps de femme. Pour aborder cela, il est vrai qu’il faut certainement sortir du symbolique pour se situer dans une analyse de l’imaginaire des plaisirs.

 

4) Enfin, Gisèle Chaboudez ne dit pas grand-chose de la transformation du plaisir phallique masculin que provoquerait l’émergence de la possibilité d’une jouissance féminine «supplémentaire». Mais elle n’en dit pas rien cependant... Si l’on a bien compris, l'homme doit accepter un « nouveau type de castration », destiné à le faire partiellement sortir du "Il l'a, elle l'est" (le phallus), ce carcan symbolique qui fait qu'il n'y a pas de rapport sexuel. S'il y avait « rapport » entre plaisir masculin initialement phallique et plaisir féminin "supplémentaire" (ce que sait tout couple qui en est parvenu là, dont sans aucun doute l'auteur elle-même) il y aurait transformation réciproque.

En en disant si peu, G.C. tombe-t-elle sous le coup d’un « interdit lacanien » qui serait : «Lacan a dit : il n'y a pas de rapport sexuel ». Il est interdit de contester frontalement cette thèse.

 

Signalons que Dolto, plus indépendante peut être de Lacan, écrivait ceci dans « Sexualité féminine » (voir la citation de Dolto sur « l’orgasme féminin » sur le blog) :

 

« Tout autre est la valeur de l'orgasme survenant dans l'union de deux personnes liées l'une à l'autre par le lien de l'amour. Les coïts sont alors symboliques du don réciproque de leur présence attentive l'un à l'autre, et de leur existence sensée l'un par l'autre. L'éphémère pouvoir imaginaire qu'ils se promettent et se donnent réciproquement, dans la réalité de leur corps, d'accéder au phallus, focalise le sens de leur désir, c'est-à-dire de leur être tout entier. ( p252 en Folio. Gallimard) »

 

Dans ce texte, on peut lire qu'il y a bien rapport des orgasmes, puisqu'ils ont une "tout autre"  valeur d'être en rapport. Certes il y faut « l’amour », certes tout cela sonne terriblement chrétien , comment souvent chez Dolto!  Certes, ce que dit ici Dolto semble compatible avec la thèse lacanienne que l'amour est le leurre qui masque l'impossibilité du rapport sexuel.

 

Mais Dolto et Chaboudez ouvrent là une voie. Ne peut-on faire l'hypothèse que l’amour est le nom d’un « rapport » sexuel fondé sur un « accord » pour l’interruption, accord qui préserve mais exige la radicale disjonction des positions homme et femme,  et non pas  ce qui voile l'impossibilité de la conjontion des jouissances?

 

Bref, les thèses lacaniennes, en particulier par la conséquence de la différenciation sexuelle symbolique autour du phallus, conséquence qui s’exprime par le fameux : « Il n’y a pas de rapport sexuel », ne permettent pas plus de penser la différence des plaisirs que ne le permettent les thèses de Badiou. Nous avons là deux niveaux d’analyse, le niveau philosophique de Badiou et le niveau psychanalytique des lacaniens, qui délivrent des théories de la différence sexuelle où : soit l’amour et le plaisir ne sont pas sexués, soit ils le sont, mais le féminin et la nature de son « rapport » avec le masculin sont laissés dans une zone d’ombre conceptuelle, que certains lacanien(e)s comme Gisèle Chaboudez commence à peine d’éclairer.

 

Tout ceci exige évidemment des développements, qui seront postés sur ce blog ultérieurement, des développements en particulier sur les imaginaires féminins et masculins dans l’amour.

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